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“Toutes les spéculations positives reposent donc, en dernier ressort, sur un concours continu entre la fatalité et la spontanéité, sources respectives de constance et de variation. Le dogme fondamental du positivisme consiste ainsi dans l’harmonie universelle entre deux sortes de lois, à la fois antagonistes et solidaires, les unes extérieures ou physiques, les autres intérieures ou logiques. En termes plus généraux, et pourtant mieux définis, la constance des relations naturelles résulte de la conciliation permanente des lois biologiques avec les lois cosmologiques.
A travers
les nuages métaphysiques, les vrais penseurs ont toujours pressenti, plus ou
moins confusément, ce grande dualisme, base nécessaire de toutes nos
connaissances. Surtout depuis Kant, on a compris que les lois physiques
supposent des lois logiques, comme en sens inverse. Mais la saine philosophie
biologique pouvait seule procurer une vraie consistance à ce premier aperçu, où
d’abord les fonctions intellectuelles se trouvaient irrationnellement isolées
des autres fonctions vitales. On a dès lors reconnu qu’une telle harmonie,
nullement absolue, est toujours doublement relative à la nature de l’organisme
et à celle du milieu. Elle varie, donc, même sur notre planète, entre les
divers modes ou degrés d’animalité, quoique ses variations ne soient jamais
arbitraires. Les spéculations humaines se présentent ainsi comme consistant
surtout à concevoir cet ordre relatif, autant que le comporte notre nature et que
l’exige notre situation. Mais ce dogme fondamental ne pouvait être pleinement
compris, ni même purifié de toute tendance absolue, tant que la notion générale
des lois biologiques proprement dites n’était pas complétée et systématisée par
celle des lois sociologiques. Depuis cette fondation décisive, le système des
notions humaines se trouve assujetti à une dernière classe de variations
regulières, indépendantes de notre nature comme de notre situation, et seulement
relatives à l’évolution sociale. Sa considération continue est tellement
indispensable pour concevoir la marche véritable de nos pensées, que, sans
elle, on ne saurait expliquer ni leurs caractères propres ni leur enchaînement
mutuel, successif ou même simultané. D’un autre côté, si les lois
correspondantes pouvaient nous être assez connues, elles seules suffiraient
pour remplacer toutes les autres, sauf les difficultés de déduction. Car toutes
nos découvertes, quoique accomplies toujours par des organes individuels, sont,
au fond, des actes de l’Humanité, et dès lors régies directement par les lois
propres au Grand-Être, de manière à comporter des prévisions sociologiques.
Mais, d’une autre part, ces lois suprêmes de la philosophie relative se trouvent
nécessairement subordonnées aux deux ordres de lois préliminaires, extérieures
et intérieures. Ainsi, sans insister sur des hypothèses où il ne faut voir que
d’utiles artifices didactiques, le système définitif de nos conceptions
positives consiste à lier convenablement la notion de l’Humanité au dualisme
préalable entre le monde et la vie.
Les deux éléments
de ce grand dualisme sont donc à la fois plus distincts et plus inséparables
que ne l’indique jusqu’ici leur étude respective. Pour se mieux représenter
leur diversité et leur solidarité, il suffit de considérer la manière dont nous
apprécierions la vie dans un milieu accessible seulement à notre lointaine mais
complète exploration visuelle. Nous n’y apercevrions d’abord, comme envers nos
planètes actuelles, que sa simple existence inorganique, qui absorberait les phénomènes
biologiques. Mais leur propre réaction sur le milieu nous ferait ensuite
distinguer ces événements moins prononcés, appartenant à des êtres plus
complexes et plus variables. L’étude totale se décomposerait alors en deux, l’une
inorganique, l’autre organique, qui deviendraient également indisciplinables à
la vraie conception du système exploré. C’est à peu près ainsi, quoique à un
degré beaucoup moindre, que nos procédons de loin à la découverte d’une
nouvelle existence animale, ou même humaine. Le milieu seul nous frappe d’abord,
et peu à peu nous en distinguons l’être sans cesser de l’y subordonner.
Ayant ainsi
caracterisé l’harmonie nécessaire entre les deux parties essentielles de la
philosophie naturelle, il faut apprécier l’ordre fondamental de leur
succession, destinée surtout à fournir la base rationnelle de la philosophie sociale.
Cette
commune destination détermine aussitôt la marche systématique des deux études
préliminaires. En effet, les mêmes motifs généraux, soit scientifiques, soit
logiques, qui nous ont d’abord représenté la cosmologie et la biologie comme
devant précéder la sociologie, nous conduisent maintenant à reconnaître aussi
que la cosmologie doit préparer la biologie.
Il n’y a
donc aucune hésitation possible aujourd’hui entre les deux méthodes opposées
que semble comporter la formation totale de la philosophie naturelle. La méthode
objective, qui procède du dehors au dedans, du monde à la vie, peut seule
convenir à une telle élaboration, tant systématique que spontanée. Mais il
reste pourtant à déterminer aussi la participation finale de la méthode inverse
ou subjective, qui va du dedans au dehors, de la vie au monde. Puisque l’Humanité
lui dut son premier essor mental, il faut bien que, régénérée d’après un autre
principe, elle concoure à fonder l’état normal de notre intelligence. Telles
sont les deux grandes explications qui doivent compléter ce chapitre, suivant l’ébauche
déjà présentée dans le discours préliminaire, d’après les bases posées par mon
ouvrage fondamental.
Ce premier
traité a tellement établi la vraie hiérarchie des sciences que je puis ici me
dispenser de revenir sur une loi encyclopédique maintenant admise partout. On
sait qu’elle résulte de la généralité décroissante et de la dépendance
croissante des phénomènes correspondants. Ces deux principes, nécessairement équivalents,
déterminent finalement la dignité graduelle des diverses sciences abstraites, d’après
leur relation plus ou moins directe avec les phénomènes de l’humanité, moins généraux
et plus dépendants que tous les autres.
Les lois
cosmologiques sont essentiellement indépendantes des lois biologiques, qui n’y
apportent que des modifications secondaires, presque toujours négligeables envers
le milieu inerte, quoique indispensables à l’être vivant. Au contraire, l’existence
organique se trouve intimement subordonnée à l’existence inorganique, même planétaire ;
en sorte que quelques changements fort simples dans la constitution d’un astre empêchent
d’y concevoir la vie. La généralité supérieure des lois cosmologiques est
encore plus évidente, puisque les corps qu’elles régissent exclusivement prédominent
au point de sembler réduire la vitalité à une sorte d’exception. Sur notre
propre planète, la seule où nous puissions connaître les lois biologiques, la
vie n’est possible que dans les couches superficielles ; et, même là, la
masse totale des êtres correspondants ne constitue qu’une petite fraction de la
masse inerte.
Ainsi, sous
l’aspect scientifique, l’étude positive de la biologie exige une profonde
connaissance générale de la cosmologie, dont les principales lois dominent
toujours les diverses fonctions vitales. La subordination logique est encore
moins contestable, puisque la simplicité des phénomènes inorganiques, suite nécessaire
de leur généralité, les rend seuls propres à l’élaboration fondamentale de la méthode
universelle.
Sous ses
deux faces rationnelles, la coordination systématique des études préliminaires
se trouve donc conforme à leur enchaînement spontané, en vertu des mêmes motifs
essentiels, dont la prépondérance est à la fois dogmatique et historique. Cette
coïncidence n’offre rien d’accidentel, d’après la similitude inévitabel entre l’initiation
individuelle et l’évolution collective.
La méthode
objetive doit donc prévaloir autant dans l’ordre dogmatique des connaissances réelles
que dans leur filiation historique. Elle seule peut établir solidement le dogme
fondamental des lois naturelles, en appréciant d’abord les cas les plus aptes à
manifester l’invariabilité des relations. Si, au contraire, la méthode subjective
dut présider à notre enfance intellectuelle, c’est uniquement d’après sa
convenance exclusive envers la conception des causes proprement dites, sur
laquelle devaient se concentrer nos premiers efforts. La simple opposition de
ces deux marches, suivant leurs destinations caractéristiques, constitue la
vraie source générale de l’antagonisme radical entre la philosophie positive et
la philosophie théologique.
Mais cette
immense lutte préliminaire, qui domina l’ensemble du passé, est maintenant
terminée, puisque le positivisme, enfim complet, constitue irrévocablement la
seule religion normale. Dès lors, il faut revenir sur l’exclusion provisoire de
la méthode subjective par l’élaboration scientifique. Car cette marche possède,
en elle-même, d’immuables propriétés, qui peuvent seules compenser les inconvénients
du mode objectif. Notre constitution logique ne saurait être complète et
durable que d’après une intime combinaison des deux méthodes. Le passé ne nous
autorise nullement à les regarder comme radicalement inconciliables, pourvu que
toutes deux soient systématiquement régénérées, suivant leur commune
destination, à la fois mentale et sociale. Il serait tout aussi empirique d’attribuer
à la théologie un privilège exclusif envers la méthode subjective que d’y voir
la seule source de l’aptitude vraiment religieuse. Si désormais la sociologie s’est
pleinement emparée de ce dernier attribut, elle peut également s’approprier l’autre,
d’après leur intime connexité.
Pour cela,
il suffit que la méthode subjective, renonçant à la vaine recherche des causes,
tende directement, comme la méthode objective, vers la seule découverte des
lois, afin d’améliorer notre condition et notre nature. En un mot, il faut qu’elle
devienne sociologique, au lieu de rester théologique. Or, cette transformation
finale, auparavant impossible, résulte spontanément de la récente extension des
théories positives à l’évolution fondamentale de l’humanité.
En effet,
cette conquête décisive termine enfin le régime provisoire de notre
intelligence, et installe aussitôt son régime définitif. Jusqu’alors, l’esprit
positif n’avait pu qu’élaborer instinctivement des matériaux, sans concevoir l’ensemble
de l’édifice correspondant. Désormais, en reprenant, pour l’éducation
dogmatique, ce préambule indispensable de l’évolution historique, sa marche
deviendra pleinement rationnelle, d’après une constante appréciation de la
construction finale qu’il doit préparer. La fondation de la sociologie permet à
la méthode subjective d’acquérir enfin la positivité qui lui manquait, en nous
plaçant irrévocablement au point de vue vraiment universel. Ainsi régénérée,
cette méthode doit mieux développer son éminente aptitude exclusive à faire
directement prévaloir la considération de l’ensemble, que seul est pleinement réel.
Sans son ascendant normal sur la méthode objective, celle-ci ne pourrait assez éviter
les aberrations théoriques qui lui sont propres, soit par divagations, soit par
illusion.
Notre vraie
constitution logique résulte donc d’un concours définitif entre la méthode
subjective et la méthode objective, respectivement consacrées à diriger l’esprit
d’ensemble et l’esprit de détail, également indispensables à nos constructions
réelles. C’est à la première qu’il appartient désormais d’instituer toujours la
seconde, qui, en retour, améliorera sans cesse ses matériaux dogmatiques. Leur
ensemble fonde la logique vraimente religieuse, qui consacre, en les régénérant,
les deux voies opposées que suivirent la théologie et la science pour préparer,
chacune à sa manière, notre état définitif. Dans toute recherche ultérieure, le
Grand-Être, enfin dégagé de ses divers précurseurs, posera directement chaque
question, et instituera l’ensemble de la solution, en réservant l’élaboration à
ses dignes organes individuels.
Je ne
crains pas de citer ici mon exemple personnel, comme très-propre à eclaircir
cette difficile appréciation. L’ensemble de mes travaux philosophiques confirme
directement cette pleine conciliation finale entre la méthode objective et la méthode
subjective, qui auront ainsi dirigé tour à tour mes deux élaborations
principales. Dans mon traité fondamental, la première domine évidemment, au
point de sembler tendre vers une prépondérance exclusive et irrévocable. Mais
cet ascendant était alors conforme à la nature d’une opération philosophique où
la saine analyse posait peu à peu les diverses bases essentielles d’une vraie
synthèse. Ce premier travail aboutit enfin à permettre la régénération directe
de la méthode subjective, par la fondation de la sociologie. Ainsi devenue
aussi positive que l’autre, cette marche plus rationelle préside maintenant à
mon second grand ouvrage. Je l’y ai déjà employée souvent, soit dans le
discours préliminaire, soit même dans ce chapitre, pour systématiser davantage
des conceptions dogmatiques qui d’abord émanèrent de la méthode objective. Cette
explication directe de sa prépondérance normale me permettra désormais d’en
mieux utiliser les hautes propriétés intellectuelles et morales.
L’accord
naturel des deux méthodes se trouve ici constaté directement, puisque l’ordre
dogmatique des sciences, déterminé d’abord par la méthode objective d’après
leur simple enchaînement rationnel, vient d’être consacré par la méthode
subjective au nom de leur destination religieuse. Cette concordance décisive
deviendra encore plus sensible dans les deux chapitres suivants, où la même
marche synthétique établira la constitution définitive de la cosmologie et de
la biologie, que l’élaboration analytique put seulement ébaucher, ou plutôt préparer.
Mon ouvrage fondamental fit graduellement converger les diverses théories
positives vers un ensemble d’abord confus. D’après cette construction, le traité
actuel fera directement réagir cet ensemble pour la systématisation finale des
conceptions préliminaires que concoururent à le former. En un mot, l’un a tiré
de la science une philosophie, que l’autre convertit en religion complète et définitive.
C’est ainsi
que l’harmonie fondamentale des deux méthodes objective et subjective constitue
enfin la vraie logique humaine, c’est-à-dire l’ensemble des moyens propres à
nous dévoiler les vérités qui nous conviennent. Une telle construction était
impossible jusqu’ici, soit faut d’un suffisant développement des divers procédés
intellectuels, soit parce que leur commune destination sociale restait trop peu
caracterisée. Mais par l’irrévocable substitution de la sociologie à la théologie
pour le gouvernement religieux de l’humanité, l’esprit d’ensemble et l’esprit
de détail, convenablement régénérés, se consacrent également au service continu
du vrai Grand-Être. La longue antipathie entre l’analyse et la synthèse se
chance en un éternel concours, où chaque méthode suppléera, suivant sa nature,
aux principales imperfections de l’autre. Isolément employée, la marche
objective, même systématisée, ne conviendrait qu’à la saine élaboration des éléments,
mais en exposant toujours à méconnaître l’ensemble, ou du moins en plaçant sa
conception générale à la fin d’une immense évolution, qui aurait presque épuisé
l’essor mental. Réciproquement, l’usage exclusif de la marche subjective n’aboutirait
qu’à faire toujours prévaloir la considération directe du système, mais sans
laisser à l’esprit assez de liberté pour préparer dignement les matériaux d’une
construction inébranlable. L’heureux concours de ces deux voies alternatives,
dont chacune commence où l’autre finit, permet seul de réparer leur épuisement
respectif, afin d’utiliser autant que possible nos chétives forces mentales,
naturellement si inférieures aux difficultés de leur destination sociale. Aucun
dogme de la religion finale ne saurait être assez établi qu’après avoir été démontré
par les deux méthodes, quelle que soit celle d’où il émane d’abord. Sans cette
confirmation décisive, la nouvelle foi surmonterait trop peu l’esprit de
discussion habituelle, inhérent à la nature des convictions qui lui sont
propres” (Comte, Système de politique
positive, v. I, p. 441-449).
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