04 fevereiro 2011

Laicidade, soberania e cultura crítica

Novo artigo da filósofa francesa Catherine Kintlzer sobre a laicidade, agora a respeito da relação entre laicidade, republicanismo e a escola. O original está disponível aqui.

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Laïcité scolaire, souveraineté et culture critiquepar Catherine Kintzler
En ligne le 1er février 2011

Première question : pourquoi l'école est-elle un élément décisif dans la pensée laïque? Cela n'a rien d'évident. On comprend que les personnels de l'école publique soient astreints à la réserve dictée par le principe de laïcité, mais pourquoi les élèves devraient-ils eux aussi observer ce principe ? Cela suppose que l'école n'est pas un simple service destiné à des usagers. Deuxième question : l'école de la République est-elle faite pour la République ? La réponse est non : l'école publique, comme toutes les institutions républicaines, a pour seule fin la liberté. Troisième question : quel est le rapport entre les savoirs, dont l'apprentissage est contraignant, et la liberté ? La réponse est que les savoirs sont en eux-mêmes des objets libres et libérateurs pour les sujets qui les produisent ou se les approprient.
A la mémoire du professeur Claude Nicolet, grand historien de l'idée républicaine.
« Si la nature vous a donné des talents, vous pouvez les développer, et ils ne seront perdus ni pour vous, ni pour la patrie. »
Condorcet, Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique

Sommaire de l'article :
  1. Un bref rappel : principe de laïcité et liberté d'affichage
  2. Pourquoi l'école publique est-elle intégralement soumise au principe de laïcité ?
  3. L'école de la République est-elle faite pour la République ?
  4. Liberté et progressivité du savoir. Qu'est-ce qu'un savoir élémentaire ?
  5. Autonomie des savoirs et autonomie des esprits
  6. Notes

Pourquoi l'école est-elle au cœur de la question de la laïcité, pourquoi l'école est-elle un élément décisif dans la pensée laïque? Cela n'a rien d'évident. C'est même plutôt paradoxal.
Pour aborder cette question, je m’appuierai notamment sur une distinction proposée par Marie Perret dans son article « Comment défendre l'école publique aujourd’hui ? » : l'école comme institution et l'école comme concept.


1 - Un bref rappel : principe de laïcité et liberté d'affichage

On sait que l'école comme institution républicaine est concernée par le principe de laïcité : elle en est même un révélateur. Rappelons les affaires du voile dans les années 1990. Pour penser la laïcité scolaire, il faut en effet aller plus loin que la simple et apparemment nette distinction entre « espace public » et « espace privé » universellement reprise. Car si la notion d'espace privé est en général assez claire (c'est ce qui est soustrait au regard d'autrui – il vaudrait mieux parler d’espace intime), en revanche la notion d'espace public est ambivalente, elle peut désigner deux choses distinctes : le domaine de constitution, d'énonciation et de maintien du droit et des libertés (que j'appellerai domaine de l’autorité publique) ; elle peut désigner aussi les lieux de l'exercice public des droits et libertés, sous le regard d'autrui (espace civil ouvert au public).

Sans cette distinction, la laïcité perd son sens. La laïcité comme principe (c’est-à-dire la réserve, l’abstention ou le silence s’agissant des croyances et incroyances) ne vise en effet que le domaine participant de l'autorité publique. Ce principe de laïcité est un aveuglement qui se réfère à une conception de l’association politique : l'association politique et les droits qu'elle assure sont indépendants de toute conception religieuse, de toute croyance ou incroyance, de toute référence à un lien communautaire qui lui serait préalable. C'est un minimalisme : le lien politique ne doit son existence et sa possibilité qu'à sa propre pensée, il ne s'autorise d'aucun élément qui le transcende.

Ce que nous appelons le principe de laïcité est la traduction concrète de cet aveuglement et de ce minimalisme : il exige de la puissance publique l'abstention en matière de croyances et d'incroyances.
Le corollaire est que, si la puissance publique s'abstient en ces matières, l'espace civil et l'espace intime (privé) jouissent de la liberté d'exercer et de manifester croyances et incroyances, , dans le respect du droit commun opposable à tous. Il en résulte que les manifestations d'opinion (y compris religieuses) peuvent se déployer, pourvu qu'elles ne contrarient aucun autre droit, dans la société civile sous le regard d’autrui (par exemple : la rue, le métro, une boutique, un hall de gare..) et dans l’espace de la vie privée à l’abri du regard d’autrui.
Autrement dit, le régime de laïcité articule le principe de laïcité (ou encore principe de réserve) dans le domaine participant de l'autorité publique avec le principe de tolérance (ou encore de liberté de manifestation) dans l'espace civil public et privé (ou intime). [ Haut de la page ]


2 - Pourquoi l'école publique est-elle intégralement soumise au principe de laïcité ?

Une fois rappelés ces points fondamentaux, la question de la laïcité à l'école publique se présente alors sous une forme problématique qui a fait débat lors des différentes « affaires » de voile, de kippa, etc. Car on comprend bien que les personnels de l'école publique soient astreints à la réserve dictée par le principe de laïcité. Ce qui pose problème c'est l'inclusion des élèves dans le domaine de l'autorité publique, puisqu'on va leur demander d'observer eux aussi le principe de laïcité lorsqu'ils sont à l'école. Cela suppose que les élèves ne sont pas de simples usagers de l'école : ils sont, du point de vue de la laïcité, du même côté que les personnels, ils sont du côté de l'espace constituant du droit. En franchissant le seuil de l'école publique ils quittent non seulement leur espace intime mais aussi l'espace civil.

Je ne m’intéresserai pas aux arguments juridiques qui justifient cela, car je ne suis nullement juriste ; je me propose d’en donner une explication philosophique et pour cela, je recourrai à l'école comme concept. Car pour expliquer cette inclusion, il faut distinguer entre l'enfant et l'élève et s'engager dans une réflexion sur le fondement de la souveraineté politique républicaine.
Pourquoi considérer que les élèves sont partie prenante du domaine de l'autorité publique lorsqu'ils fréquentent l'école publique ? Ils ne sont pas à l'école pour consommer un service, ni pour accomplir une formalité administrative, même pas pour acquérir une formation : ils fréquentent l'école pour forger leur propre autorité, leur propre liberté, pour s'auto-constituer comme sujets du droit. L'horizon de l'école publique est la constitution d'un sujet qui s'approprie sa propre liberté et qui de ce fait est en état d'exercer son autorité politique. Même si tous ne deviendront pas nécessairement citoyens au plein sens du terme (l'école accueille tous les enfants, quelle que soit leur nationalité), tous doivent pouvoir l'être. Le lien entre l'école comme institution publique et la République a été pensé par la Révolution française, notamment par la théorie de l'instruction publique que Condorcet a développée dans ses Cinq Mémoires sur l'instruction publique. Il a été expressément pensé comme un lien politique, au sens où un peuple souverain ne peut exercer sa liberté que s'il est éclairé, sous peine de devenir son propre tyran – l'instruction publique est constitutive de la souveraineté républicaine.

On comprend alors que l'école n'est pas seulement un « service », ce n'est pas seulement un droit, une jouissance, c'est aussi un lieu producteur du droit, non pas au sens institutionnel (ce n’est pas un lieu législateur) mais au sens philosophique : c’est ici que les sujets du droit se constituent – on ne vient pas à l'école simplement pour jouir de son droit, mais pour l'instituer et pour l'instituer il faut s'en saisir, le comprendre. C'est un lieu radical, où prend racine l'autorité républicaine, ou plutôt l'autorité dont la République a besoin.[ Haut de la page ]


3 - L'école de la République est-elle faite pour la République ?

Si j'ai tenu à introduire cette nuance entre « autorité républicaine » et « autorité dont la République a besoin », c'est que cette réponse soulève à son tour une question.

En ce point, on pourrait en effet imaginer que l'Ecole de la République « fabrique » des citoyens à sa convenance, puisqu'elle est faite par la République et apparemment pour elle. Le lien politique institutionnel entre la République et « son » école pourrait conduire à une vision édifiante de l'enseignement : un endoctrinement. C’est du reste l’une des raisons pour lesquelles Condorcet a toujours soutenu qu’il faut un réseau privé d’enseignement parallèle au réseau public : l’instruction publique fait partie des institutions publiques nécessaires mais elle ne doit pas fonctionner en monopole.

Pour éclaircir cela, j'effectuerai un détour par un exemple historiquement fondateur. La question de la « formation du citoyen » et de l’orientation politique de l’instruction publique a en effet été abordée dans les très violents débats qui se déroulèrent durant la Révolution française, entre les partisans d'une « éducation nationale » d’inspiration tantôt militaire tantôt de style « patronage », orientée vers des buts politiques et moraux, et les partisans d'une « instruction publique » orientée principalement par les savoirs et leur développement.
Je me contente d'évoquer un point particulier de ce débat, qui est révélateur des relations entre institution éducative et institution politique. C'est le problème de la limite à donner l'institution de l'instruction publique (ou de l'éducation nationale). Il faut instruire les citoyens, certes, mais de quoi et surtout jusqu'où (jusqu’à quel niveau) doit-on financer des établissements publics ? Les institutions publiques doivent-elles couvrir l’intégralité de l’encyclopédie humaine ou bien doivent-elles être limitées et comment ? Les uns pensaient que cette limite devait être déterminée par une sorte de norme politique : selon eux, la nation devait financer ce qui est strictement nécessaire à l'exercice des droits et des devoirs. Les autres en revanche, faisant de l'individu et du développement de ses capacités le seul impératif et récusant tout objectif extérieur, pensaient que la nation devait déployer à ses dépens la totalité de l'encyclopédie accessible – y compris bien entendu le champ de la recherche fondamentale. J'ai étudié cela d'un peu plus près naguère dans un livre consacré à Condorcet (1), ce débat est très intéressant pour nous dans la mesure où il révèle bien la question de la nature de l'instruction et de son rapport à l'objet politique. Par certains aspects, il reprend les éléments du débat sur le luxe qui eut lieu au moment des Lumières. Il n'est pas non plus étranger à la question de la laïcité, ni à celle de la pédagogie.
Prolonger l'institution publique jusqu'à la fin de l'adolescence est un beau songe ; quelquefois nous l'avons rêvé délicieusement avec Platon ; quelquefois nous l'avons lu avec enthousiasme, réalisé dans les fastes de Lacédémone ; quelquefois nous en avons retrouvé l'insipide caricature dans nos collèges ; mais Platon ne faisait que des philosophes, Lycurgue ne faisait que des soldats, nos professeurs ne faisaient que des écoliers ; la République française, dont la splendeur consiste dans le commerce et l'agriculture, a besoin de faire des hommes de tous les états : alors ce n'est plus dans les écoles qu'il faut les renfermer, c'est dans les divers ateliers, c'est sur la surface des campagnes qu'il faut les répandre ; toute autre idée est une chimère qui, sous l'apparence trompeuse de la perfection, paralyserait des bras nécessaires, anéantirait l'industrie, amaigrirait le corps social, et bientôt en opérerait la dissolution.Michel Le Peletier de Saint-Fargeau, Plan d'éducation nationale (présenté à la Convention par Robespierre en juillet 1793)
Je reformulerai les termes de ce débat de façon sommaire par des catégories philosophiques. Régler l'extension de l'instruction publique sur un objectif qui lui est extérieur, c'est la placer sous un régime d'hétéronomie : elle trouve sa loi ailleurs qu'en elle-même. La régler au contraire sur le développement intrinsèque de l'encyclopédie, c'est la placer sous le régime de l'autonomie. On voit tout de suite les conséquences si on s'interroge sur la recherche scientifique : une recherche orientée par des impératifs extérieurs d’urgence ou d’utilité est asservie, on y abandonne la recherche fondamentale et finalement elle révèle sa fragilité. Aujourd’hui on s’aperçoit par exemple que la recherche sur les méduses, considérée comme quelque chose de totalement marginal et peu profitable il y a encore peu de temps, est de la plus grande utilité depuis que nos côtes sont envahies.
Mais s’agissant de l’école, y compris et surtout au niveau élémentaire, les conséquences ne sont pas moins importantes. [ Haut de la page ]


4 - Liberté et progressivité du savoir. Qu'est-ce qu'un savoir élémentaire ?

Lorsque Condorcet présente son projet d’instruction publique, il le fait en articulant conjointement la question de l’autonomie des savoirs et celle du citoyen : autrement dit, c’est de la liberté qu’il s’agit. Partisan de l'extension maximale de l'instruction publique et de sa continuité, il pose clairement la question des commencements et de l'élémentarité du savoir dispensé par celle-ci. Il la pose toujours en des termes qui conjuguent le concept de liberté et le concept de progressivité du savoir.
[…] l'indépendance de l'instruction fait en quelque sorte une partie des droits de l'espèce humaine. Puisque l'homme a reçu de la nature une perfectibilité dont les bornes inconnues s'étendent, si même elles existent, bien au-delà de ce que nous pouvons concevoir encore, puisque la connaissance des vérités nouvelles est pour lui le seul moyen de développer cette heureuse faculté, source de son bonheur et de sa gloire, quelle puissance pourrait avoir le droit de lui dire : Voilà ce qu'il faut que vous sachiez ; voilà le terme où vous devez vous arrêter ? Puisque la vérité seule est utile, puisque toute erreur est un mal, de quel droit un pouvoir, quel qu'il fût, oserait-il déterminer où est la vérité, où se trouve l'erreur ?Condorcet, Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique (avril 1792)

L'art de l'instruction consiste à présenter toutes les circonstances humaines ordonnées dans un système général et correspondant, selon leur nature et leur développement graduel, qui doit s'étendre autant que les progrès de l'esprit humain.C'est entre ces deux échelles de nos connaissances et de nos besoins, que les citoyens de tout âge et des deux sexes, exerçant les forces qu'ils ont reçues de la nature, et avançant librement et graduellement, pourront à chaque pas, acquérir, d'un côté, de nouvelles forces intellectuelles et physiques, pour les appliquer, de l'autre à leur utilité propre ou à l'utilité publique.Le degré où chacun s'arrêtera dans cette carrière sera celui que la nature marqua elle-même dans ses facultés comme le terme de ses efforts. Tout autre obstacle serait un attentat au droit de tout citoyen, d'acquérir toutes les perfections dont il est susceptible.Gilbert Romme, Rapport sur l’instruction publique (décembre 1792)
Un savoir élémentaire doit se suffire à lui-même pour fournir l’indépendance intellectuelle à un individu, mais il doit aussi rester ouvert et donner les clés d'accès à un savoir plus étendu : il permet à ceux qui se l'approprient de construire leur propre liberté et d’aller jusqu’au bout de leurs possibilités. La liberté s’entend ici dans ses deux sens philosophiques : le sens formel (l’indépendance) et le sens ontologique (la plénitude d’un être). La question de la liberté est liée à celle d'un dispositif progressif des savoirs dont l'ordre raisonné est le modèle (faire en sorte que chaque proposition, chaque étape, soit rendue intelligible par celle qui la précède et donne accès à celle qui la suit). On enseignera donc à l'école élémentaire, non pas des « modules » destinés à une efficacité immédiate permettant de « se débrouiller » dans la société (modules qui risquent de perdre leur prétendue utilité très vite), ni des « compétences » qui ne présentent aucune garantie d'ouverture et de libéralité épistémologique, encore moins des « comportements » ou un « savoir-être » qui ne sont rien d'autre que le nom soft du dressage, mais des éléments qui permettent de réfléchir en toutes circonstances pour juger et de s'approprier, si l'on poursuit, un maximum de connaissances.

Cela ne veut pas dire que tout le monde pourra poursuivre la totalité du cycle des études disponibles, mais que l'instruction élémentaire doit à la fois construire l'autonomie de celui qui l'acquiert et être la base d'une instruction plus étendue : ce « à la fois » n'est pas un compromis, c'est une identité. Une instruction vraiment élémentaire et libératrice c'est celle qui peut donner accès à l'ensemble de l'encyclopédie. Un enseignement élémentaire ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sur le dispositif encyclopédique.
En formant le plan de ces études comme si elles devaient être les seules, et pour qu’elles suffisent à la généralité des citoyens, on les a cependant combinées de manière qu’elles puissent servir de base à des études plus prolongées, et que rien du temps employé à les suivre ne soit perdu pour le reste de l’instruction.Condorcet, Second Mémoire sur l’instruction publique (1791).

[…] nous espérons qu’on y verra le triple avantage de renfermer les connaissances les plus nécessaires, de former l’intelligence en donnant des idées justes, en exerçant la mémoire et le raisonnement, enfin de mettre en état de suivre une instruction plus étendue et plus complète.Ibid.
Dès 1791, Talleyrand avait énoncé ce croisement entre la liberté de l'objet épistémologique et la liberté politique par une magnifique formule :
[…] dans une société bien organisée, quoique personne ne puisse parvenir à tout savoir, il faut néanmoins qu'il soit possible de tout apprendre.Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, Rapport sur l'instruction publique (1791)
Cela n’est pas indifférent non plus au sujet des méthodes : une pédagogie républicaine s’adresse prioritairement à la raison de chacun, elle écarte l’appel à l’affectivité, à la séduction, à la crainte, à la seule utilité, elle considère que l’intérêt ne précède pas ce qu’on apprend, mais qu’il en résulte (2). On n'apprend pas les nombres parce que c'est utile pour compter, mais en apprenant les nombres, on se rend compte, outre que c'est utile pour compter, que c'est intéressant en soi.

Voilà, entre autres, pourquoi l’enfant n’est pas l’objet principal de l’école, l’école fait en sorte que l’enfant s’extraie de sa condition infantile, prenne distance avec ce qu’il est en vertu de déterminations qui lui échappent et s’élève, prenne intérêt à des choses et des opérations qui sollicitent et construisent son autonomie.
Voilà aussi pourquoi le choix entre une pédagogie sur objectif et sur compétences (« être capable de ») qui se règle sur des normes extrinsèques au processus de la connaissance et une pédagogie sur programme (« avoir compris pourquoi, avoir pris possession de ») qui se règle sur la libéralité de ce processus, est loin d’être neutre. Je suis capable de bricoler une page html, mais je n’ai pas vraiment compris comment et pourquoi cela fonctionne ; ici ma liberté est une liberté d’habileté, c'est la liberté du petit Hermès qui arrive à force de se tortiller à se débarrasser de ses langes. La véritable liberté commence ensuite, c'est celle d’un dieu, un dieu producteur, c'est une liberté génératrice – quand je comprends ce que je pense et ce que je fais, personne ne m'impose quoi que ce soit, je suis l'auteur de mes actes et de mes pensées. En philosophie on parlerait d’une ontologie de la liberté. La finalité de l’école républicaine, c’est cette liberté ontologique. L’autonomie des savoirs est isomorphe à celle des sujets qui produisent ou s’approprient ces savoirs. [ Haut de la page ]


5 - Autonomie des savoirs et autonomie des esprits

En réalité, du point de vue philosophique, cela n'est pas bien nouveau. On n’a pas attendu la pensée de la laïcité pour se rendre compte que l’autonomie des savoirs est conjointe à l’autonomie de chaque esprit produisant ou s’appropriant ces savoirs. En fait la philosophie l’a toujours su. Platon nous l’a appris, Descartes l’a reformulé avec la plus grande force, Spinoza lui a donné sa dimension ontologique absolue, Hegel l’a porté à la dimension d’une gigantesque fresque géo-historique, Bachelard a développé le paradigme scolaire comme paradigme de la formation de l’esprit scientifique, et Molière en a souligné la grandeur un peu ridicule dans Le Bourgeois gentilhomme, II, 4 et III, 3.

Ce qui est nouveau dans l'invention révolutionnaire de l'instruction publique, c'est que cette dimension de coïncidence philosophique entre l'appropriation personnelle des savoirs et la constitution du sujet dans son autonomie reçoit une traduction institutionnelle et universelle, s'adressant à tous sans exception, sous la forme de l'instruction publique.
L'instruction publique donne par là une forme institutionnelle à ce qui est le fondement de l'association politique laïque. Une association politique laïque pourrait se définir par le fait qu'elle ne recourt jamais, pour se légitimer, à une extériorité : aucune transcendance, aucun lien préexistant (qu'il soit coutumier, ethnique, religieux) ne soutient cette association ou ne lui fournit un modèle. L'association politique laïque est auto-fondatrice, comme est auto-fondatrice la construction et l'acquisition de la connaissance. En d'autres termes, son fondement suppose en chaque citoyen le fonctionnement d'un jugement raisonné.

Je peux m'associer à d'autres et consentir à obéir aux lois qu'ils jugeront nécessaires seulement si j'ai de bonnes raisons de penser qu'ils jugent raisonnablement et que rien dans leurs décisions ne portera atteinte à mes droits : l’association ne repose pas sur un acte de confiance, elle ne repose pas sur un enthousiasme ni sur un contrat, mais sur un fonctionnement critique continué. La formation du jugement raisonné suppose un parcours critique, à l'épreuve des doutes et de l'argumentation, capable de juger et capable aussi de mesurer son propre pouvoir de réflexion : c'est l'opposé d'une adhésion à des valeurs, qui réclament une sorte de foi et qui peuvent fluctuer selon un dispositif affectif. Et le « vivre-ensemble » n'est pas un préalable pour l'association : c'est parce que l'association politique assure d'abord le « vivre-séparément » dans la liberté et la sécurité qu'elle peut assurer le vivre-ensemble.

J'en conclus qu'une République n'a pas de valeurs au sens courant que nous donnons à ce terme ; elle produit des principes par l'exercice critique du jugement et en sollicitant celui-ci en chaque citoyen. C'est à cette production incessante, à cette création continuée que les principes républicains doivent à la fois leur solidité et leur fragilité. A nous de faire en sorte qu'ils soient solides.
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© Catherine Kintzler, Mezetulle 2011

Notes [cliquer ici pour fermer la fenêtre et revenir à l'appel de note]
  1. Catherine Kintzler, Condorcet, l'instruction publique et la naissance du citoyen, Paris : Folio-Essais, 1987 (2e édition).
  2. Expression empruntée à Jacques Muglioni L'Ecole ou le loisir de penser, Paris : CNDP, 1993, chapitre « La leçon de philosophie », texte également accessible en ligne. Un exemple : pour enseigner ce qu’est un cercle, on ne s’en tiendra pas à une observation d’objets ronds, de pastilles colorées ; on se demandera comment cette circonférence est produite ; on commencera par rater cette production en la tentant à main levée, puis on prendra une ficelle qu’on fixera à un clou et on attachera un crayon à l’autre extrémité, on tracera alors un véritable cercle, avec son mode de production, on l’engendrera, on remontera à l’un de ses principes d’intelligibilité. Ce qui est intéressant, ce n’est pas de s’ébahir devant un disque, c’est de s’emparer de ce qui fait sa rotondité… ce n’est pas d’exhiber un objet parfait ou une proposition vraie, mais de voir pourquoi un objet est imparfait et de voir pourquoi on s’y est mal pris, de voir pourquoi on s’était trompé, de comprendre pourquoi on n’avait pas compris. C’est ce moment de l’erreur comprise et rectifiée – rectifiée parce que comprise - qui est libérateur et qui conduit vers des sommets.