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Pourquoi craindre une religion d'Etat ?
par Catherine Kintzler
par Catherine Kintzler
En ligne le 29 octobre 2011
Devant le résultat des élections tunisiennes, la tentation est grande chez bien des militants laïques de se livrer à la lamentation, les yeux rivés sur une laïcité pleine et entière qu'ils prescriraient volontiers aux peuples actuellement engagés dans un processus de libération. Comme si un régime laïque de plein statut pouvait succéder immédiatement sans remous, sans combats, au renversement d'une dictature.
« Mais une religion d'Etat risque de s'installer !» entend-on, « et cela n'est pas un progrès ». C'est oublier que la religion d'Etat existait déjà sous Ben Ali, et que c'est un progrès d'avoir réussi à faire tomber une dictature et d'avoir élu paisiblement une Constituante. C'est oublier aussi que la France n'est pas passée directement, sans combats, sans remous, d'un régime absolutiste à un régime laïque et que les libertés et les droits fondamentaux n'ont pas tous surgi brusquement en 1905 ! Et c'est oublier que nous sommes entourés de pays où existe une religion d'Etat, sans que personne, y compris parmi les militants laïques, songe à se lamenter sur le sort de leurs citoyens. Alors faut-il avoir peur d'une religion d'Etat ? Ou plutôt : pourquoi et à quelles conditions faut-il la craindre?
« Mais une religion d'Etat risque de s'installer !» entend-on, « et cela n'est pas un progrès ». C'est oublier que la religion d'Etat existait déjà sous Ben Ali, et que c'est un progrès d'avoir réussi à faire tomber une dictature et d'avoir élu paisiblement une Constituante. C'est oublier aussi que la France n'est pas passée directement, sans combats, sans remous, d'un régime absolutiste à un régime laïque et que les libertés et les droits fondamentaux n'ont pas tous surgi brusquement en 1905 ! Et c'est oublier que nous sommes entourés de pays où existe une religion d'Etat, sans que personne, y compris parmi les militants laïques, songe à se lamenter sur le sort de leurs citoyens. Alors faut-il avoir peur d'une religion d'Etat ? Ou plutôt : pourquoi et à quelles conditions faut-il la craindre?
Nous sommes entourés de pays où existe une religion d'Etat, et où cependant la liberté de pensée s'exerce, par exemple le Royaume-Uni où la notion de blasphème n'a été abolie qu'en 2008. Le blasphème est un délit en Irlande, en Allemagne, en Espagne, entre autres. En Grèce la religion orthodoxe a le statut de « religion dominante » et est largement subventionnée. En Norvège, la constitution érige la religion évangélique luthérienne en religion officielle (art. 2) et introduit explicitement un quota religieux dans la composition du conseil des ministres : plus de la moitié en effet doivent professer la religion d'Etat (art. 12).
Ainsi, l'existence d'une religion d'Etat, au sens formel du terme, ne permet pas de dire qu'on a affaire ou non à un régime respectueux des libertés et des droits fondamentaux. Il faut pour cela s'interroger sur la place et les pouvoirs qui sont accordés à la dimension religieuse. Un régime de religion d'Etat est contraire à la liberté de pensée et d'expression lorsque cette religion est imposée aux citoyens. Il est contraire à l'exercice des droits en général lorsque cette religion ne se contente pas de s'imposer sous forme de culte, mais inspire directement la loi. Remarquons aussi, il faut le souligner, qu'il en va de même pour un athéisme d'Etat.
Les avantages d'un régime laïque
Mais alors, à partir de cette remarque, il nous faut affronter une autre difficulté car cette fois le trouble conceptuel bascule de l'autre côté : si les droits et les libertés fondamentaux sont compatibles avec une religion d'Etat, à quoi bon un régime de laïcité et en quoi peut-il être plus intéressant, en quoi est-il plus favorable à la liberté ? Cela nous oblige à remonter à la question des distinctions entre régime tolérant et régime laïque (1).
Il y a de grandes différences entre un régime laïque et un régime de religion d'Etat tolérant. Dans un régime laïque, la référence religieuse est superflue, impertinente pour construire la cité : le lien religieux et le lien politique sont totalement disjoints. La liberté des cultes s'inscrit dans le cadre de la liberté de conscience qui est beaucoup plus large. Autrement dit, le régime laïque est indifférent à la question de la religion et de l'athéisme, il est minimaliste.
Il s'ensuit une notable différence au niveau de la considération des personnes : dans un régime de simple tolérance comme ceux que j'ai cités, le fait d'avoir une religion est une norme sociale couramment admise – les incroyants y sont tolérés, mais leur statut moral est déprécié, même s'ils n'essuient dans les faits aucune persécution. L'article 2 de la Constitution norvégienne est un bon exemple : « Tous les habitants du royaume jouissent du droit d'exercer librement leur religion. La religion évangélique luthérienne demeure la religion officielle de l'État. Les habitants qui la professent sont tenus d'y élever leurs enfants». Je ne pense pas que les incroyants soient persécutés en Norvège. Pourtant cet article dit que chacun a une religion, quelle qu'elle soit : l'incroyance sort de son champ de vision. Seule la liberté des cultes y est affirmée, et non la liberté de conscience. De plus il assujettit les enfants à la religion des parents lorsqu'ils sont luthériens : on raisonne ici en termes d'appartenance.
Le cœur philosophique de la différence entre régime de tolérance et régime de laïcité n'est pas la séparation des églises et de l'Etat : c'est l'abandon de la référence religieuse pour penser le lien politique et l'affirmation explicite de la liberté de conscience à un niveau plus général que celui de la liberté des cultes. Le cœur politique de la différence entre ces deux régimes est la question de l’accès des communautés en tant que telles à l’autorité politique, celle de leur reconnaissance comme agent politique de plein statut.
Le régime de laïcité accorde des droits étendus à toutes les communautés, pourvu que cela ne contrarie pas le droit commun, notamment dans le cadre du droit des associations. Mais ces droits sont civils : aucune communauté en tant que telle ne peut se voir reconnaître un statut politique. La souveraineté réside dans les citoyens et leurs représentants élus, et les droits sont les mêmes pour tous. On ne peut pas imaginer, par exemple, que le pouvoir législatif ou exécutif soit distribué selon un quota communautaire. On ne peut pas imaginer que des représentants ès qualités des communautés siègent dans des instances législatives ou exécutives – ce qui ne les empêche nullement d’entrer dans le débat politique pour faire valoir leur point de vue. On ne peut pas imaginer que des citoyens doivent passer par des porte-parole d'une communauté pour faire valoir leurs droits. Aucune communauté en tant que telle n’est admise à dicter sa loi sur aucune portion du territoire, sur aucune portion des personnes qui y vivent.
Les conditions de fonctionnement et les limites d'un régime de tolérance face aux prétentions hégémoniques
On fera remarquer cependant que, en régime de tolérance, le droit de l’individu est préservé, même si les communautés jouissent d’une reconnaissance politique. Il faut alors examiner quelles sont les conditions de fonctionnement d'un régime de tolérance lui permettant de protéger les droits des individus, quelle que soit leur prétendue « appartenance ».
Cela ne fonctionne qu’à condition qu’existe un consensus dans lequel les communautés acceptent de ne pas imposer leur loi comme exclusive et de laisser leurs prétendus membres libres de dire et de faire ce qui est réprouvé par la communauté mais permis par la loi – par exemple libres de quitter la communauté sans essuyer de représailles, libres d'aimer et d'épouser qui bon leur semble. Cela ne fonctionne que si elles acceptent que la critique puisse se déployer, que si elles ne présentent pas leur pouvoir spirituel sous la catégorie de « vérité » et si elles renoncent à un pouvoir temporel réel sur les personnes qu'elles considèrent comme faisant partie de la communauté.
On voit bien alors qu'un dogmatisme intégriste – qui n'entend renoncer à aucune des dimensions que je viens d'évoquer - n’est pas soluble dans la tolérance, laquelle se trouve alors démunie, désarmée. Et s'il jouit de la position de religion d'Etat, il installe une tyrannie. Si une religion dominante veut s'imposer comme hégémonique et sortir du domaine de la référence « spirituelle », alors la tolérance ne suffit pas pour maintenir les droits et les libertés. De ce point de vue, le régime de laïcité est mieux armé contre des prétentions hégémoniques parce qu’il monte la défense un cran plus haut que le régime de tolérance qui compte sur la bonne volonté des communautés. Le régime de laïcité ne propose à aucun groupe l'accès à l'autorité politique, il n’en sacralise aucun ; il impose d’emblée cette amputation à toutes les communautés. Non seulement il ne favorise aucune religion – toutes jouissant le la liberté des cultes – mais encore il est indifférent à toute référence religieuse même générale. C'est cette fermeté qui rend le régime laïque beaucoup plus sûr face à un courant hégémonique qui n'entend renoncer à aucun pouvoir. La France a longtemps connu une telle situation et l'invention de la laïcité lui est historiquement liée.
L'existence d'une religion d'Etat n'est pas, par elle-même, un motif de frayeur et de lamentation. Car elle peut se décliner sous régime de tolérance et n'est pas nécessairement contraire à la démocratie et aux libertés – c'est ce qui a été exposé par Locke au XVIIe siècle. Un tel régime repose en général sur un consensus culturel et religieux large ; mais son fonctionnement suppose aussi un consensus politique dans lequel la religion officielle renonce à s'imposer à tous, et renonce à s'ériger en pouvoir civil , dans lequel elle accepte de se présenter seulement comme une référence morale et spirituelle non contraignante.
Tolérance, laïcité et vigilance
Ainsi un régime tolérant avec religion d'Etat s'opposera à la laïcité sur un point – à vrai dire fondamental : il présente la référence religieuse comme nécessaire à la constitution du lien qui unit les citoyens et la brandit comme un élément de cohésion – cette cohésion pouvant aller jusqu'à déprécier le statut moral des incroyants. Mais s'il s'interdit de faire de cette référence autre chose qu'une simple « valeur » consensuelle, s'il ne l'érige pas en obligation cultuelle, et s'il ne s'en inspire pas pour régler la législation, il n'installe pas une tyrannie, mais seulement une bienpensance : le critère est qu'on puisse s'en détourner publiquement - par exemple en affichant et en publiant des opinions contraires à cette bienpensance (2) - sans risquer sa sécurité, sa liberté ou ses biens. Cela suppose une législation indépendante des pouvoirs et des dogmes religieux, et la vigilance des citoyens attentifs aux droits des individus.
En Tunisie comme ailleurs, cette vigilance appartient aux citoyens. Qu'ils l'exercent ! Ils peuvent le faire sans disjoindre totalement le politique d'une référence spirituelle à un lien religieux – comme l'ont fait les pays démocratiques qui ont conservé une religion d'Etat – et sans avoir à subir les lamentations désapprobatrices et prescriptrices fort décourageantes de ceux qui oublient que le régime de laïcité suppose un rapport encore plus minimaliste au politique, et qu'il ne s'installe qu'au prix de longs combats.
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© Catherine Kintzler, 2011
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- Je me permets de renvoyer à mon livre Qu'est-ce que la laïcité ? (Vrin, 2008). On trouvera également un exposé de ces différences dans l'article Secularism and French politics et dans l'article La laïcité: partir de zéro.
- On peut penser par exemple à l'affaire des caricatures de Mahomet au Danemark, au film de Martin Scorcese La Dernière tentation du Christ ou plus récemment à la pièce de Romeo Castellucci présentée au Théâtre de la Ville à Paris.
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