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10 novembro 2011

Laicidade como arma contra as pretensões políticas das religiões

Reproduzo abaixo entrevista com Catherine Kintzler.

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« Le régime de laïcité est le mieux armé face aux prétentions politiques des religions… »

entretien avec Catherine Kintzler

Catherine Kintzler est philosophe. Elle est notamment l'auteur de
Qu'est ce que la laicité ? Vrin, 2007. Elle anime le site Mezetulle

Coralie Delaume. L’étude récemment conduite par Gilles Kepel sur les « banlieues de la République » a remis sur le devant de la scène la question de la place de l’islam en France. Cette enquête montre que dans certains « quartiers », l’appartenance religieuse a pris la place d’une promesse républicaine non tenue. En disant cela, ne suggère-t-on pas un peu vite que l’islam et la République sont deux systèmes concurrents, voire inconciliables ?
Catherine Kintzler. Il n'y a pas à choisir entre islam et République, car il n'y a pas à choisir entre religion et laïcité : la laïcité assure la liberté de conscience dont la liberté de culte fait partie. La loi républicaine ne demande que deux choses aux religions, c'est de renoncer à leur pouvoir civil et de renoncer à exercer un droit de regard sur de prétendues « communautés », sortes de « chasses gardées » dont elles pourraient contrôler les mœurs.

Même si dans une République comme la France, on ne « reconnaît » aucune communauté, on demeure obligé de les « connaître ». Force est de constater qu’elles existent de fait, et qu’elles génèrent des solidarités particulières.
Peut-être, mais l'adhésion à une communauté doit demeurer totalement libre, et cette liberté comprend sa réciproque : chacun doit aussi être libre de se soustraire à « sa » communauté.

Il semble qu’il y ait, dans la France d’aujourd’hui, une sorte de retour aux solidarités religieuses. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Il existe des tentatives, par les religions, de réaffirmer leur pouvoir civil. Cette perspective régressive est suscitée par une politique de démantèlement des services publics, elle-même oublieuse des principes fondamentaux d'une république laïque. Partout où la solidarité civile s'efface, un boulevard s'ouvre devant la marchandisation et devant l'action d'associations qui s'engouffrent dans la brèche et qui pratiquent le clientélisme. Il n'y a pas de politique laïque sans une politique ferme et homogène de bons services publics, c'est pourquoi le combat laïc est inséparable du combat social.

Au mois septembre, l’interdiction formelle de prier dans les rues est entrée en vigueur. Pour que cette interdiction soit respectée, l’Etat ne sera-t-il pas contraint, à terme, de financer des lieux de culte au profit des religions les plus récemment implantées ?
A ma connaissance il n'y a pas d'interdiction visant l'acte de prier dans la rue. Ce qui est interdit, ce sont les rassemblements et les manifestations qui entravent la liberté d'autrui ou qui troublent l'ordre public : si vous priez en vociférant et en apostrophant les passants, si vous organisez un sit-in envahissant un hall de gare ou obstruant la voie publique, vous tombez sous le coup de l'interdit. Il faut au moins qu'un rassemblement ou une manifestation susceptible d'entraver la voie publique soit temporaire et déclaré aux autorités chargées de faire respecter l'ordre public. On n'interdit donc pas les prières de rue parce que ce sont des prières, mais on interdit des rassemblements non déclarés qui portent atteinte au droit d'autrui – par exemple le droit d'aller et venir librement.

La mise en œuvre de cette interdiction aurait donc pu intervenir depuis longtemps !
Il me semble en effet. La publicité faite autour de cette prétendue nouveauté relève d'une opération de communication dans laquelle, en l'occurrence, le Ministre de l'Intérieur et les intégristes islamistes sont en miroir. L'un pour dire « voyez comme je suis ferme et innovant », les autres pour se présenter faussement en victimes d'une répression discriminatoire et pour réclamer à l'Etat des moyens matériels.
Apparaît alors l'idée que le financement des lieux de culte serait une mesure nécessaire pour la liberté des cultes et l'égalité entre les cultes. Cette position confond les « droits-liberté » et les « droits-créance » et fait comme si la liberté de culte était un « droit-créance».
La puissance publique garantit la liberté de culte : par exemple si des fidèles veulent ériger une église, une mosquée, un temple dans le respect du droit, elle doit faire respecter leur liberté contre ceux qui entendent s'y opposer. Mais cela ne veut pas dire qu'elle doive, en plus, assurer les moyens des cultes.

La liberté de culte n’est pas un service public, en quelque sorte…
C’est cela. La liberté des cultes n'est comparable, ni au droit à l'instruction, ni au droit à la santé, ni à aucune prestation sociale, ni au droit au logement ou au travail, qui sont des « droits-créance ».
On peut en revanche comparer la liberté des cultes au droit de propriété : j'ai le droit de m'acheter une voiture de luxe, et si je n'en ai pas les moyens, il n'appartient pas à l'Etat de m'y aider. Il s'agit d'un « droit-liberté ». On en juge aisément par la proposition réciproque : un « droit-liberté » inclut sa négative. Le droit d'être propriétaire inclut le droit de refuser de l'être. De même, ne pas avoir de culte est une liberté, un droit.
J'ajoute à cela trois remarques :
- lorsqu'une association manque de locaux, elle se tourne vers ses adhérents et leur demande une participation financière,
- s'agissant d'offices religieux, il n'est pas exclu d'envisager d'organiser plusieurs services successifs en cas d'affluence,
- la proposition de financement public fait comme si l'exercice d'un culte était une norme sociale et la transforme en norme politique. Or même s'il n'y avait qu'un seul incroyant, il aurait le droit d'objecter que la mesure est injuste et de récupérer son argent.

Quant à l'argument de l'égalité entre les cultes, il s'appuie sur le caractère historique de la loi de 1905 : les collectivités publiques sont propriétaires des lieux de culte principalement catholiques et se chargent de leur entretien. Mais d'autres cultes ne bénéficient pas de cette disposition... donc il faudrait rétablir l'égalité en injectant de l'argent public dans la construction de nouveaux locaux. Une telle disposition, si elle était valide, devrait valoir pour toutes les religions présentes et futures, et prendre en compte rétroactivement tous les édifices cultuels construits entre 1906 et aujourd'hui...

Ce qui est insensé, sauf à « démocratiser l’histoire afin que chacun en ait une part égale », comme plaisantait un jour Elisabeth Lévy…
C’est impossible en effet. On prétend qu'il y aurait un problème parce que l'islam s'est développé en France après la loi de 1905, et serait donc pénalisé par une histoire dans laquelle il n'a pas été présent. Mais la loi de 1905, comme toutes les lois, a été faite pour après sa promulgation ! Toute disposition juridique importante doit affronter la temporalité : « liquider » une situation antérieure, prendre des dispositions transitoires et fixer des délais à partir desquels elle s'applique pleinement. Cela a été fait clairement par la loi de 1905.

Dans un récent entretien au Monde des religions, Elisabeth Badinter affirmait : « en dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité ». Au-delà du procès en sorcellerie qui s’ensuivit, la philosophe ne déplorait-elle pas simplement l’abandon progressif, par la droite comme par la gauche, de l’idéal laïc au profit de la simple « tolérance » présentée comme plus généreuse car “ouverte” ?

Le transfert du vocable « laïcité » dans l'escarcelle du Front national n'est pas tellement étonnant pour qui a observé la vie politique depuis une trentaine d'années. Le président de la République et son gouvernement y ont certes bien travaillé en faisant un grand écart, du discours de Latran aux déclarations de Claude Guéant. Mais la voie a été ouverte de longue date par bien des « forces de gauche » traditionnelles.
Deux dérives symétriques et complices permettent d'expliquer ces mouvements.La première dérive, je l'appelle la « laïcité adjectivée » (plurielle, ouverte, positive, etc.). Elle consiste à vouloir étendre au domaine de l'autorité publique - où s'applique rigoureusement le principe de neutralité - le régime de la société civile où doit régner le libre affichage des opinions dans le respect du droit commun. Cette dérive récuse le caractère neutre et minimaliste de la puissance publique républicaine, et peut autoriser les propos religieux au sein de l'Etat lui-même.
La seconde dérive, une forme « d'extrémisme laïc », consiste symétriquement et inversement à vouloir durcir l'espace civil en exigeant qu'il se soumette à l'abstention qui devrait régner dans le seul domaine de l'autorité publique. On a vu se former des groupes favorables à l'effacement dans l'espace civil de tout signe religieux, et qui ont diffusé récemment des thèmes non pas antireligieux (comme cela serait cohérent avec leur principe) mais plus particulièrement anti-musulmans.

Ces deux courants (laïcité adjectivée et extrémisme laïque) auraient donc, selon vous, favorisé l’appropriation des thématiques laïques par Marine Le Pen ?
Oui. L'un en désertant le terrain du combat laïque pendant de longues décennies, l'autre en l'investissant avec des propositions durcies et réactives, les deux en épousant le fonds de commerce des politiques d'extrême-droite, à savoir la constitution fantasmatique de « communautés » (en l'occurrence « les musulmans ») que les premiers révèrent en criant à la « stigmatisation » et que les seconds détestent.
Le mécanisme de balancier est alors facile à décrire. A force d'amollir la laïcité, d'en nier l'essence au point d'introduire le discours religieux comme légitime dans le domaine de l'autorité publique, à force de consacrer le fractionnement du corps social en reconnaissance politique d'appartenances particulières, à force de dissoudre l'idée républicaine, on finit par réveiller ou par produire un mouvement réactif et rigide. Ce mouvement réclame le « nettoyage » de toute présence du religieux dans l'ensemble de la vie civile et sa restriction à la seule vie intime - autant dire qu'il réclame l'abolition de la liberté d'opinion. Comment s'étonner que l'extrême-droite, criant à l'abandon de la laïcité, n'ait plus qu'à s'emparer d'un extrémisme (baptisé « laïcité ») aux ordres du nettoyage anti-religieux (que l'on réduit opportunément au nettoyage anti-musulman) ?

Poursuivons un instant sur le sujet de l’islam… Deux femmes portant le voile intégral ont été dernièrement verbalisées à Meaux, sanction qu’elles ont jugé contraire aux droits de l’homme.
Il faut distinguer d'une part la question du port du voile, qui n'est visé par aucune interdiction dans l'espace civil (le port de signes religieux et pas seulement celui du voile est prohibé uniquement dans les espaces participant de l'autorité publique (école publique incluse), et d'autre part celle de la dissimulation complète du visage visée par la loi de 2010. La verbalisation ne pouvait donc porter que sur la dissimulation du visage, et non sur le caractère religieux de tel ou tel vêtement. Si la loi de 2010 était contraire aux droits de l'homme, il me semble qu'elle aurait été « retoquée » par le Conseil constitutionnel.

Mais comment comprendre le comportement de femmes, qui défendent ainsi à grand bruit leur…droit à la soumission ?
Je ne m'interroge pas, à vrai dire, sur le bien-fondé de tel ou tel comportement, pourvu qu'il ne porte atteinte à aucun droit. On est libre dans la France républicaine de revendiquer ce qu'on veut, pourvu que cela ne contrarie le droit de personne. Si quelqu'un revendique comme une liberté ce que je juge être une soumission, je ne vois pas comment je pourrais le lui interdire, même si ça ne me plaît pas et que je ne me prive pas de le dire et de dire pourquoi. Mais si quelqu'un entend imposer une manière de vivre à autrui, j'ai le droit et le devoir de m'en inquiéter.

Avez-vous entendu parler de Kenza Drider, cette avignonnaise pro-niqab, ayant annoncé vouloir se présenter à l’élection présidentielle en 2012 ?
Franchement cela me semble une pure opération de propagande. Il lui faudrait d'abord obtenir les signatures d'élus pour se présenter. Et que veut-on prouver au juste ? Que le port du voile est interdit en France ? C'est faux. Seule la dissimulation du visage l’est.

Un film réalisé par Nadia El Fani, Laïcité Inch Allah, montre combien fut forte, dans les premiers jours du « printemps » tunisien, la demande de laïcité. Cependant, on a assisté lors des premières élections libres en Tunisie, à une forte percée du parti « islamo-conservateur » Ennahda. Les espoirs nés de la « révolution » tunisienne ne seraient-ils pas trahis, s’il advenait que l’islam soit reconnu comme religion d’Etat ?
Nous sommes entourés de pays où existe une religion d'Etat, et où cependant la liberté de pensée s'exerce, par exemple le Royaume-Uni. En Grèce la religion orthodoxe a le statut de « religion dominante » et est largement subventionnée. En Norvège, plus de la moitié des ministres doivent professer la religion d'Etat évangélique luthérienne. Un régime de religion d'Etat devient contraire à la liberté de pensée et d'expression lorsque cette religion est imposée à tous et qu'elle dicte la loi – il en va de même pour un athéisme d'Etat.

Mais n’y a-t-il pas contradiction entre l’existence d’une religion d’Etat - qui implique un statut d’infériorité pour les fidèles d’autres religions et pour les incroyants - et l’idée de démocratie qui implique quant à elle l’égalité de tous citoyens ?
Il y a de grandes différences entre un régime laïc et un régime de religion d'Etat tolérant. En régime laïc, la référence religieuse est superflue, inutile pour construire la cité : le lien religieux et le lien politique sont entièrement disjoints. La liberté des cultes s'inscrit dans le cadre de la liberté de conscience qui est beaucoup plus large. Autrement dit, le régime laïc est indifférent à la question de la religion et de l'athéisme, il est minimaliste.
Il s'ensuit une différence au niveau de la considération des personnes : dans un régime de simple tolérance comme ceux que j'ai cités, le fait d'avoir une religion est une norme sociale couramment admise – les incroyants sont tolérés, mais leur statut moral est déprécié. Le cœur politique de la différence entre le régime de la tolérance et le régime de laïcité, c'est l’accès des communautés en tant que tellesà l’autorité politique. Le régime de laïcité accorde des droits étendus à toutes les communautés, dans le cadre du droit commun. Mais ces droits sont civils : aucune communauté en tant que telle ne peut se voir reconnaître un statut politique. La souveraineté réside dans les citoyens et leurs représentants élus, et les droits sont les mêmes pour tous.

Il demeure pourtant possible à chacun de renoncer à sa prétendue « communauté » d’origine.
Cela est beaucoup plus facile en régime laïc qu'en régime de simple tolérance. La tolérance avec religion officielle ne fonctionne bien qu’à la condition qu’existe un consensus dans lequel les communautés acceptent de ne pas imposer leur loi comme exclusive et de laisser leurs prétendus membres libres de dire et de faire ce qui est réprouvé par la communauté mais permis par la loi, et acceptent que la critique puisse se déployer. Mais un dogmatisme intégriste n’est pas soluble dans la tolérance et s'il devient religion d'Etat, il installe une tyrannie.
Je pense qu'un régime de laïcité est plus clair et plus simple ; il peut s'appliquer à des pays où les différences culturelles et religieuses sont fortes car il construit un espace critique commun par la référence à la liberté de conscience, où s'inscrit la liberté des cultes. En régime laïc, une législation sur le blasphème ou qui placerait les religions au-dessus de toute critique est impensable.

En somme, plus il existe de « communautés » cohabitant dans un même pays, plus la laïcité, qui leur offre un espace commun, devient souhaitable…
Certainement. Le régime de laïcité est mieux armé face à aux prétentions politiques de la part d'une religion hégémonique parce qu’il monte la défense un cran plus haut : il ne propose à aucun groupe particulier un accès ès qualités à l'autorité politique, il n’en sacralise aucun.
Toutefois, l'existence d'une religion d'Etat peut se décliner sous régime de tolérance et n'est pas nécessairement contraire à la démocratie et aux libertés – c'est ce qui a été exposé par Locke au XVIIe siècle. Un tel régime repose sur un consensus culturel et religieux large ; mais son fonctionnement suppose aussi un consensus politique dans lequel la religion officielle renonce à s'imposer à tous, et renonce à s'ériger en pouvoir civil : qu'elle accepte de se présenter seulement comme une référence morale et spirituelle non contraignante. Cela suppose une législation indépendante du pouvoir et des dogmes religieux, et une vigilance des citoyens relative aux droits des individus.
A l’inverse si une religion dominante veut s'imposer comme hégémonique, et sortir du domaine de la référence « spirituelle », alors la tolérance ne suffit pas : la laïcité est beaucoup mieux armée pour la contenir. La France a longtemps connu une telle situation de religion hégémonique, et l'invention de la laïcité lui est historiquement liée.

01 novembro 2011

Por que temer uma religião de Estado?

Artigo de Catherine Kintzler, publicado originalmente em seu blogue e disponível aqui: http://www.mezetulle.net/article-faut-il-craindre-une-religion-d-etat-87521903.html

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Pourquoi craindre une religion d'Etat ?
par Catherine Kintzler
En ligne le 29 octobre 2011
Devant le résultat des élections tunisiennes, la tentation est grande chez bien des militants laïques de se livrer à la lamentation, les yeux rivés sur une laïcité pleine et entière qu'ils prescriraient volontiers aux peuples actuellement engagés dans un processus de libération. Comme si un régime laïque de plein statut pouvait succéder immédiatement sans remous, sans combats, au renversement d'une dictature.
« Mais une religion d'Etat risque de s'installer !» entend-on, « et cela n'est pas un progrès ». C'est oublier que la religion d'Etat existait déjà sous Ben Ali, et que c'est un progrès d'avoir réussi à faire tomber une dictature et d'avoir élu paisiblement une Constituante. C'est oublier aussi que la France n'est pas passée directement, sans combats, sans remous, d'un régime absolutiste à un régime laïque et que les libertés et les droits fondamentaux n'ont pas tous surgi brusquement en 1905 ! Et c'est oublier que nous sommes entourés de pays où existe une religion d'Etat, sans que personne, y compris parmi les militants laïques, songe à se lamenter sur le sort de leurs citoyens. Alors faut-il avoir peur d'une religion d'Etat ? Ou plutôt : pourquoi et à quelles conditions faut-il la craindre?
Nous sommes entourés de pays où existe une religion d'Etat, et où cependant la liberté de pensée s'exerce, par exemple le Royaume-Uni où la notion de blasphème n'a été abolie qu'en 2008. Le blasphème est un délit en Irlande, en Allemagne, en Espagne, entre autres. En Grèce la religion orthodoxe a le statut de « religion dominante » et est largement subventionnée. En Norvège, la constitution érige la religion évangélique luthérienne en religion officielle (art. 2) et introduit explicitement un quota religieux dans la composition du conseil des ministres : plus de la moitié en effet doivent professer la religion d'Etat (art. 12).
Ainsi, l'existence d'une religion d'Etat, au sens formel du terme, ne permet pas de dire qu'on a affaire ou non à un régime respectueux des libertés et des droits fondamentaux. Il faut pour cela s'interroger sur la place et les pouvoirs qui sont accordés à la dimension religieuse. Un régime de religion d'Etat est contraire à la liberté de pensée et d'expression lorsque cette religion est imposée aux citoyens. Il est contraire à l'exercice des droits en général lorsque cette religion ne se contente pas de s'imposer sous forme de culte, mais inspire directement la loi. Remarquons aussi, il faut le souligner, qu'il en va de même pour un athéisme d'Etat.

Les avantages d'un régime laïque
Mais alors, à partir de cette remarque, il nous faut affronter une autre difficulté car cette fois le trouble conceptuel bascule de l'autre côté : si les droits et les libertés fondamentaux sont compatibles avec une religion d'Etat, à quoi bon un régime de laïcité et en quoi peut-il être plus intéressant, en quoi est-il plus favorable à la liberté ? Cela nous oblige à remonter à la question des distinctions entre régime tolérant et régime laïque (1).

Il y a de grandes différences entre un régime laïque et un régime de religion d'Etat tolérant. Dans un régime laïque, la référence religieuse est superflue, impertinente pour construire la cité : le lien religieux et le lien politique sont totalement disjoints. La liberté des cultes s'inscrit dans le cadre de la liberté de conscience qui est beaucoup plus large. Autrement dit, le régime laïque est indifférent à la question de la religion et de l'athéisme, il est minimaliste.
Il s'ensuit une notable différence au niveau de la considération des personnes : dans un régime de simple tolérance comme ceux que j'ai cités, le fait d'avoir une religion est une norme sociale couramment admise – les incroyants y sont tolérés, mais leur statut moral est déprécié, même s'ils n'essuient dans les faits aucune persécution. L'article 2 de la Constitution norvégienne est un bon exemple : « Tous les habitants du royaume jouissent du droit d'exercer librement leur religion. La religion évangélique luthérienne demeure la religion officielle de l'État. Les habitants qui la professent sont tenus d'y élever leurs enfants». Je ne pense pas que les incroyants soient persécutés en Norvège. Pourtant cet article dit que chacun a une religion, quelle qu'elle soit : l'incroyance sort de son champ de vision. Seule la liberté des cultes y est affirmée, et non la liberté de conscience. De plus il assujettit les enfants à la religion des parents lorsqu'ils sont luthériens : on raisonne ici en termes d'appartenance.

Le cœur philosophique de la différence entre régime de tolérance et régime de laïcité n'est pas la séparation des églises et de l'Etat : c'est l'abandon de la référence religieuse pour penser le lien politique et l'affirmation explicite de la liberté de conscience à un niveau plus général que celui de la liberté des cultes. Le cœur politique de la différence entre ces deux régimes est la question de l’accès des communautés en tant que telles à l’autorité politique, celle de leur reconnaissance comme agent politique de plein statut.
Le régime de laïcité accorde des droits étendus à toutes les communautés, pourvu que cela ne contrarie pas le droit commun, notamment dans le cadre du droit des associations. Mais ces droits sont civils : aucune communauté en tant que telle ne peut se voir reconnaître un statut politique. La souveraineté réside dans les citoyens et leurs représentants élus, et les droits sont les mêmes pour tous. On ne peut pas imaginer, par exemple, que le pouvoir législatif ou exécutif soit distribué selon un quota communautaire. On ne peut pas imaginer que des représentants ès qualités des communautés siègent dans des instances législatives ou exécutives – ce qui ne les empêche nullement d’entrer dans le débat politique pour faire valoir leur point de vue. On ne peut pas imaginer que des citoyens doivent passer par des porte-parole d'une communauté pour faire valoir leurs droits. Aucune communauté en tant que telle n’est admise à dicter sa loi sur aucune portion du territoire, sur aucune portion des personnes qui y vivent.

Les conditions de fonctionnement et les limites d'un régime de tolérance face aux prétentions hégémoniques
On fera remarquer cependant que, en régime de tolérance, le droit de l’individu est préservé, même si les communautés jouissent d’une reconnaissance politique. Il faut alors examiner quelles sont les conditions de fonctionnement d'un régime de tolérance lui permettant de protéger les droits des individus, quelle que soit leur prétendue « appartenance ».

Cela ne fonctionne qu’à condition qu’existe un consensus dans lequel les communautés acceptent de ne pas imposer leur loi comme exclusive et de laisser leurs prétendus membres libres de dire et de faire ce qui est réprouvé par la communauté mais permis par la loi – par exemple libres de quitter la communauté sans essuyer de représailles, libres d'aimer et d'épouser qui bon leur semble. Cela ne fonctionne que si elles acceptent que la critique puisse se déployer, que si elles ne présentent pas leur pouvoir spirituel sous la catégorie de « vérité » et si elles renoncent à un pouvoir temporel réel sur les personnes qu'elles considèrent comme faisant partie de la communauté.

On voit bien alors qu'un dogmatisme intégriste – qui n'entend renoncer à aucune des dimensions que je viens d'évoquer - n’est pas soluble dans la tolérance, laquelle se trouve alors démunie, désarmée. Et s'il jouit de la position de religion d'Etat, il installe une tyrannie. Si une religion dominante veut s'imposer comme hégémonique et sortir du domaine de la référence « spirituelle », alors la tolérance ne suffit pas pour maintenir les droits et les libertés. De ce point de vue, le régime de laïcité est mieux armé contre des prétentions hégémoniques parce qu’il monte la défense un cran plus haut que le régime de tolérance qui compte sur la bonne volonté des communautés. Le régime de laïcité ne propose à aucun groupe l'accès à l'autorité politique, il n’en sacralise aucun ; il impose d’emblée cette amputation à toutes les communautés. Non seulement il ne favorise aucune religion – toutes jouissant le la liberté des cultes – mais encore il est indifférent à toute référence religieuse même générale. C'est cette fermeté qui rend le régime laïque beaucoup plus sûr face à un courant hégémonique qui n'entend renoncer à aucun pouvoir. La France a longtemps connu une telle situation et l'invention de la laïcité lui est historiquement liée.

L'existence d'une religion d'Etat n'est pas, par elle-même, un motif de frayeur et de lamentation. Car elle peut se décliner sous régime de tolérance et n'est pas nécessairement contraire à la démocratie et aux libertés – c'est ce qui a été exposé par Locke au XVIIe siècle. Un tel régime repose en général sur un consensus culturel et religieux large ; mais son fonctionnement suppose aussi un consensus politique dans lequel la religion officielle renonce à s'imposer à tous, et renonce à s'ériger en pouvoir civil , dans lequel elle accepte de se présenter seulement comme une référence morale et spirituelle non contraignante.
Tolérance, laïcité et vigilance
Ainsi un régime tolérant avec religion d'Etat s'opposera à la laïcité sur un point – à vrai dire fondamental : il présente la référence religieuse comme nécessaire à la constitution du lien qui unit les citoyens et la brandit comme un élément de cohésion – cette cohésion pouvant aller jusqu'à déprécier le statut moral des incroyants. Mais s'il s'interdit de faire de cette référence autre chose qu'une simple « valeur » consensuelle, s'il ne l'érige pas en obligation cultuelle, et s'il ne s'en inspire pas pour régler la législation, il n'installe pas une tyrannie, mais seulement une bienpensance : le critère est qu'on puisse s'en détourner publiquement - par exemple en affichant et en publiant des opinions contraires à cette bienpensance (2) - sans risquer sa sécurité, sa liberté ou ses biens. Cela suppose une législation indépendante des pouvoirs et des dogmes religieux, et la vigilance des citoyens attentifs aux droits des individus.

En Tunisie comme ailleurs, cette vigilance appartient aux citoyens. Qu'ils l'exercent ! Ils peuvent le faire sans disjoindre totalement le politique d'une référence spirituelle à un lien religieux – comme l'ont fait les pays démocratiques qui ont conservé une religion d'Etat – et sans avoir à subir les lamentations désapprobatrices et prescriptrices fort décourageantes de ceux qui oublient que le régime de laïcité suppose un rapport encore plus minimaliste au politique, et qu'il ne s'installe qu'au prix de longs combats.
  1. Je me permets de renvoyer à mon livre Qu'est-ce que la laïcité ? (Vrin, 2008). On trouvera également un exposé de ces différences dans l'article Secularism and French politics et dans l'article La laïcité: partir de zéro.
  2. On peut penser par exemple à l'affaire des caricatures de Mahomet au Danemark, au film de Martin Scorcese La Dernière tentation du Christ ou plus récemment à la pièce de Romeo Castellucci présentée au Théâtre de la Ville à Paris.

03 março 2011

Mitos anti-republicanos, laicidade e comunitarismo

Mais um artigo da filósofa política francesa Catherine Kintzler, sobre a laicidade. Disponível originalmente em: http://www.mezetulle.net/article-mythes-antirepublicains-et-communautarisme-68013363.html.

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Mythes antirépublicains, laïcité et communautarisme
(Qu'est-ce que le communautarisme ?)
par Catherine Kintzler
En ligne le 24 février 2011

Le personnage du républicain « laïcard franchouillard » est un grand classique du roman antirépublicain. Ce mythe n'a aucun fondement conceptuel, mais il s'incarne dans une caricature et donne naissance à des fantasmes dont les effets sont bien réels. Le franchouillard et le multiculturaliste se confortent l'un l'autre en construisant de toutes pièces leur objet fantasmatique commun que les uns révèrent et que les autres abhorrent : « les musulmans », comme s'il s'agissait d'un bloc identitaire unifié. Ce faisant, tous deux confondent le communautaire et le communautarisme. Il importe de rappeler que la laïcité, qui s'oppose au communautarisme politique, n'a rien contre les communautés d'association, car toute communauté n'est pas communautariste. Il faut donc se demander ce qu'on entend au juste par communautarisme.(Intervention au colloque de l'Observatoire international de la laïcité contre les dérives communautaires « État de la laïcité et du communautarisme en Europe », 22 janvier 2011)

1 - Portrait-robot du républicain laïcard franchouillard

Je commencerai par dresser le portrait-robot du républicain laïcard franchouillard tel que le présente le roman anti-républicain.

1.Il considère que la France est la seule république au monde et pour définir la laïcité il se limite à la référence franco-française, plus particulièrement à la III République. Comme j'ai commencé mon livreQu'est-ce que la laïcité ? en montrant que c'est faux du fait que la référence à la pensée anglaise classique est nécessaire pour rendre intelligibile le concept de laïcité, je ne perdrai pas mon temps à démolir ce mythe (1).
2.Il se fait une notion rigide et antireligieuse de la laïcité, qui se réduit pour lui à l'opposition public / privé, opposition qu'il interprète de manière restrictive, la liberté religieuse étant à ses yeux cantonnée à l'espace intime. Tout le reste est pour lui soumis à un « nettoyage » sévère... mais il s'en prend presque exclusivement aux musulmans.
3.Il a en horreur toute particularité, il pourchasse la diversité, c'est un « équarrisseur » qui sous prétexte d'universalisme impose une culture uniformisée. Il considère comme suspecte et menaçante toute existence de communauté. Il fétichise la différence entre le civil et le politique, qu'il présente comme une opposition conflictuelle : son propos consiste à nier le civil au profit du seul politique. On ne peut pas à ses yeux être à la fois une personne membre de la société civile et un citoyen : il faut choisir.


2 - Une caricature et deux dérives symétriques

Cette caricature hélas existe, nous la connaissons sous une forme groupusculaire, à laquelle l'opération saucisson-pinard a permis d'effectuer sa jonction avec une récupération de plus grande ampleur qui fait grand bruit ces derniers temps. Il faut ajouter que l'opération ne serait pas aussi brillante si elle n'avait été alimentée de longue date par la naïveté de la bienpensance multiculturaliste adoptée par des politiques – tant de gauche que de droite – profondément ignorantes de la laïcité (je n'ose pas dire : profondément hostiles à la laïcité).

Ce mythe franchouillard n'a aucun fondement conceptuel, mais il donne naissance à des fantasmes dont les effets sont bien réels. Le franchouillard et le multiculturaliste se font face, se confortent l'un l'autre en construisant de toutes pièces leur objet fantasmatique commun que les uns révèrent et que les autres abhorrent : « les musulmans » comme s'il s'agissait d'un bloc identitaire unifié.

Il faut donc sans cesse rappeler que la laïcité ne se confond, ni avec un « nettoyage » des manifestations religieuses de tous les espaces, ni avec une acceptation de ces mêmes manifestations partout. On doit sans cesse dénoncer ces deux dérives symétriques et complices.

A cet effet il est nécessaire dissocier l’espace de constitution du droit et des libertés (domaine de la puissance et de l’autorité publiques rendant les droits possibles – il inclut notamment l'école publique) d’avec celui de leur exercice (espace civil ouvert au public et espace privé de l'intimité).
Sans cette distinction, la laïcité perd son sens : c’est précisément parce que la puissance publique et le domaine qui lui est associé s’astreignent à la réserve en matière de croyances et d’incroyances que les libertés d’expression, d’opinion, etc. peuvent, dans le respect du droit commun, se déployer dans la société civile sous le regard d’autrui (par exemple : la rue, le métro, une boutique, un hall de gare...) et dans l’espace de la vie privée à l’abri du regard d’autrui. Ce déploiement s'effectue conformément au droit commun qui certes protège les religions, qui les protège aussi les unes des autres, mais qui protège tout autant le fait de n'avoir aucune religion. Il faut que l'exercice de toutes ces libertés ne soit jamais contraire au droit d'autrui.

Autrement dit, le régime de laïcité articule le principe de laïcité avec le principe de tolérance ou de libre affichage.
La dérive multiculturaliste bienpensante (attention je n'ai pas dit « multiculturelle » car la société est multiculturelle, c'est un fait) consiste à abolir la laïcité du domaine de l'autorité publique, ce qui revient à « communautariser » l’ensemble de la société.
La dérive symétrique, une sorte d’extrémisme laïque, consiste à exiger que le principe d’abstention qui règne dans le domaine de la puissance publique s’applique aussi dans la société civile : on prive alors celle-ci tout simplement d’une de ses libertés fondamentales, la liberté d’expression.[ Haut de la page ]

3 - Pourquoi le mythe d'un républicain laïque allergique à la notion de communauté est-il si tenace ?

L'association républicaine laïque, suppose la non-appartenance : elle ne repose sur aucun lien préalable, qu'il soit religieux, social, ethnique, etc. C'est un minimalisme. Cela ne signifie pas qu'elle doive éliminer toute appartenance comme lui étant contraire. Cela signifie qu'elle n'a pas besoin de ces références pour se construire et pour se maintenir. La citoyenneté elle-même n'est pas pensée comme une appartenance. C'est cela qui fonde la distinction entre l'ethnique et le politique.

Seulement, ce que le roman antirépublicain oublie, c'est que tous les États de droit pratiquent cette distinction, à des degrés divers. Dans tout État de droit, l'association politique se forme de manière historique et réfléchie, elle n'est pas spontanée, elle n'est pas dictée par une norme qui lui serait extérieure. Aujourd'hui, et ce n'est pas la première fois dans notre histoire, on tente de nous imposer une conception ethnique de la nation. Il faut être très ferme sur la thèse de la formation politique, historique et critique de la nation. En recevant la nationalité française, mon grand-père immigré d'origine italienne n'a pas reçu sur la tête « nos ancêtres les Gaulois » : il a choisi d'avoir pour ancêtres spirituels les vainqueurs de la Bastille et les auteurs de la Déclaration de 1789. Cette filiation-là ne passe pas par le sang, ni par une assimilation fusionnelle : elle s'acquiert, et cela est vrai pour tous, immigrés ou non.

L'association politique laïque opère la distinction entre l'ethnique et le politique conformément au concept de laïcité, qui suppose que le corps politique ne repose sur aucun lien qui lui soit préalable ou extérieur.
Elle considère que le droit de l'individu est toujours fondamental, prioritaire sur tout droit collectif – et qu'un droit collectif n'a de sens que s'il accroît le droit de l'individu. On voit bien la conséquence sur la notion même de « droit des communautés ». On peut appartenir à une communauté, on peut s'en détacher sans craindre de représailles. On peut être « différent de sa différence »(2), échapper aux assignations différentialistes qui vous clouent à une identité que vous n'avez pas choisie ou dont vous rejetez certaines propriétés.

Une république laïque est ce que les logiciens appelleraient une classe paradoxale (3) : un ensemble d'éléments qui ne se rassemblent qu'en vertu de leur singularité, de ce qui les fait différer. Dans une telle association politique, le droit d'être comme ne sont pas les autres non seulement est assuré, mais il est au principe de l'association. Le seul but de l'association politique est l'existence, la préservation et l'extension des droits de chaque individu, pris singulièrement. Tout autre but est récusable.
Aussi devons-nous faire attention lorsque nous parlons du « vivre-ensemble » : c'est précisément parce que la république laïque assure d'abord le vivre-séparément qu'elle peut assurer mieux que toute autre le vivre-ensemble.[ Haut de la page ]

4 - Qu'est-ce que le communautarisme ?

Cela entre-t-il en conflit avec la notion de communauté ? Oui, si et seulement si une communauté bascule dans le communautarisme. Et le mythe antirépublicain fait comme s'il y avait coïncidence entre le communautaire et le communautarisme : au fond, le mythe antirépublicain, volontiers relayé par une gauche bienpensante, adopte ici une thèse familière à l'extrême-droite.

Il nous faut donc poser la question permettant de distinguer le communautaire et le communautarisme : toute communauté est-elle nécessairement communautariste ? La réponse est non. Cette réponse montre bien que la république laïque ne combat que le communautarisme, et qu'elle n'a rien contre les communautés.

Toute communauté n'est pas communautariste
S'assembler en vertu de ressemblances, d'affinités, d'origines, de goûts, de tout caractère commun, c'est former communauté. Il existe des associations culturelles, des associations cultuelles, des associations non-mixtes, des associations philosophiques, des associations de gens qui ont les cheveux roux ou qui mesurent plus de 1,75m... Cela est non seulement permis en république laïque, mais c'est encouragé, pourvu que rien ne contrarie le droit commun : les grandes lois sur les associations donnent un cadre juridique à ces communautés. On sait peu, par exemple, que le développement des langues régionales n'a jamais été aussi important que sous la III République, grâce à des petites académies qui ont profité de cette législation : le mythe antirépublicain n'aime pas qu'on lui rappelle cela.
A partir de quand peut-on parler de communautarisme ? (4)

Le communautarisme social
Une première forme de communautarisme repose sur l'exercice d'une pression sociale négatrice de la liberté des individus. Elle consiste à considérer qu'un groupe jouit d'une sorte de « chasse gardée » non seulement sur ses membres mais sur tous ceux qu'il estime devoir le rejoindre. Imaginons une association de roux qui considérerait que tous les roux n'adhérant pas à l'association, ou n'observant pas ses usages, sont des traîtres, des renégats et qui le leur ferait savoir par des brimades...

Transposée à d'autres domaines, on voit bien que ce qui accompagne cette forme de communautarisme social, c'est l'apostasie. Voilà comment, par exemple, Mohamed Sifaoui est menacé de mort par les intégristes islamistes. Voilà comment une jeune fille, dans certains secteurs, et pourvu qu'elle soit « étiquetée » par son apparence ou autre chose, aura des ennuis si elle ne porte pas une certaine tenue vestimentaire. Voilà comment la même jeune fille ou d'autres seront « invitées » à se marier sans qu'on tienne compte de leur souhait. Voilà comment on entend des gens déclarer qu'ils ne veulent pas être enterrés à côté de Juifs « et encore moins d'athées » (5).

Le communautarisme politique
A partir de là, et si on laisse ce type de communautarisme social exercer des représailles impunément – si on ne protège pas les individus, si on sacralise la vie en commun sans discernement, si on n'est pas ferme sur le droit fondamental à vivre séparé – se développe inévitablement la deuxième forme : le communautarisme politique.

Elle consiste à ériger un groupe en agent politique, à vouloir pour lui des droits et des devoirs distincts des droits et devoirs communs à tous. On peut donner comme exemple la revendication de « corsisation des emplois ». Autre exemple : les quotas, la revendication de « représentation » politique sur la base exclusive d'une particularité collective. Entendons-nous bien : des propositions communautaires peuvent alimenter le débat politique ou même inspirer un programme politique (par exemple celui d'un parti), mais elles ne peuvent pas, ce faisant, ériger une portion du corps politique en autorité séparée ni privilégier une portion des citoyens sur la base d'une particularité ; la loi est la même pour tous, les prérogatives ou distinctions qu'elle accorde à tel ou tel sont accessibles en droit à tous.

Le fondement des États de droit, c'est que le corps politique est formé uniquement par des individus. Leur pari, c'est qu'on peut et qu'on doit transcender la vision morcelée et tribale de la société : c'est qu'on peut et qu'on doit unifier par une loi commune reposant sur des principes universels cette mosaïque qui nécessairement tend vers un régime maffieux.

Le communautarisme politique c'est l'officialisation de la différence des droits : elle peut prendre le nomsoft d'équité (« chacun et surtout chacune à sa juste place »), elle peut prendre le nom soft de « discrimination positive » ou d' « accommodement raisonnable », mais il s'agit toujours d'établir des privilèges et corrélativement des handicaps. C'est la rupture de l'égalité des droits.[ Haut de la page ]

5 - Comment lutter contre le communautarisme politique ?

Parmi les États de droit, ceux qui s'en tiennent à un régime de tolérance (toleration) sont moins bien armés qu'une république laïque pour combattre cet émiettement politique qui inévitablement favorise l'affrontement entre communautés (quand il ne l'organise pas). Le problème de la République française ce n'est pas qu'elle est désarmée, c'est que les politiques ne se saisissent pas des armes et qu'ils manquent de volonté, parce que trop souvent ils s'inclinent devant les demandes communautaristes.

Ajoutons que les armes juridiques ne sont rien sans une politique résolue de maintien et de développement des services publics. Par exemple, si on abandonne la protection sociale publique, inévitablement on passe le relais à d'autres structures, parmi lesquelles les associations cultuelles. La marchandisation des services publics est une politique qui encourage la communautarisation. Là encore, les politiques ne sont pas assez vigilants – et ils sont même souvent les agents de ce démantèlement anti-laïque.

A nous de les réveiller. Je le ferai à ma manière en vous proposant un discours, une sorte de prosopopée. Voici ce que j'imagine que la République laïque dit à tous ceux qui sont tentés ou menacés par le communautarisme.

1° Si vous avez un culte ou une coutume, vous pouvez les pratiquer librement et les manifester, pourvu que cette pratique et cette manifestation ne nuisent à aucun autre droit. Vous pouvez même leur donner une forme juridique.
2° Si vous n'avez pas de culte ni de coutume ou si vous voulez vous défaire de ceux qui vous ont été imposés, la loi vous protège : « la République assure la liberté de conscience » éventuellement contre ceux qui tenteraient de vous contraindre à une appartenance particulière. Vous pouvez librement changer de religion, changer de communauté, vous pouvez librement vous détacher de toute communauté et vivre comme le promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau.
3° En revanche, si vous tentez d'ériger une religion, une appartenance, en autorité politique (si vous essayez de faire en sorte qu'elles deviennent une loi), si vous considérez qu'une partie de la population est tenue d'adhérer à une appartenance, qu'elle est une « chasse gardée » pour vous et ceux que vous considérez être les « vôtres », alors vous trouverez la loi en face de vous : vous n’avez aucun droit à forcer une personne à appartenir à une communauté. Aucun dieu, aucune foi, aucune appartenance autre que la participation au corps politique – qui n'est pas une appartenance mais un consentement raisonné - ne peut dicter sa loi à la République française. C'est précisément à ce prix qu'elle garantit la liberté de conscience et la liberté de culte à toutes les personnes qui vivent sur son territoire.


6 - Se dépayser : le déraciné est le paradigme du citoyen

Ce modèle de « déracinement » est l'application même du principe de laïcité au citoyen, c'est une espèce d'alchimie qui élève l'homme vers le citoyen, car le déraciné est le paradigme du citoyen. Cela ne se fait pas tout seul. Et pour ceux qui ont la chance d’être encore très jeunes, il s'effectue dans un lieu particulièrement concerné par la laïcité : l'école de la République. L'école républicaine est elle-même un paradigme pour comprendre le processus qui conduit à la citoyenneté.

L'école est en effet un lieu où, pour apprendre, on se dépayse, où on se libère de son environnement ordinaire. C'est vrai pour l'enfant d'agriculteur, pour l'enfant d'ouvrier, pour l'enfant de chômeur, pour l'enfant de cadre supérieur. En devenant élève, chaque enfant vit une double vie. En effet, pour apprendre, il faut faire un pas à l'extérieur et en deçà des certitudes.

Exemple particulièrement intéressant en rapport avec notre sujet : la langue. Apprendre la langue française à l'école, c'est apprendre une langue étrangère. Ce n'est pas la langue qu'on parle à la maison, et cela devrait être la même chose pour les petits locuteurs Français eux-mêmes : la découverte et la ré-appropriation d'une langue qu'ils croient savoir. Voilà pourquoi il faut faire de la grammaire, et lire les poètes.

Ce qui est vrai de la langue française est vrai des langues dites régionales : vouloir les réserver à des « natifs » ou leur donner la priorité dans son enseignement, c'est du communautarisme. Jamais Frédéric Mistral n'a considéré que le provençal devait être la chasse gardée des Provençaux. Aussi a-t-il composé un magnifique Dictionnaire (6). Aussi a-t-il traduit sa Mireille dans une langue d'oïl superbe. Et j'en reviens donc à ma proposition, qui sera ma conclusion : il faut lire les poètes.
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© Catherine Kintzler, 2011


Notes [cliquer ici pour fermer la fenêtre et revenir à l'appel de note]
  1. Les lecteurs de Mezetulle trouveront un aperçu de cette analyse dans l'article Secularism and French politics.
  2. J'emprunte cette expression à Alain Finkielkraut.
  3. Concept développé par Jean-Claude Milner dans Les Noms indistincts, Lagrasse : Verdier, 2007 (2 édition), chap. 11.
  4. Sur la formation du communautarisme et ses effets, on lira avec profit l'ouvrage de Julien Landfried Contre le communautarisme, Paris : A. Colin, 2007. Recension sur Mezetulle.
  5. Le Parisien, 30 mai 2009, p. 9. Voir l'article sur Mezetulle.
  6. Frédéric Mistral Lou Tresor dóu Felibrige, Dictionnaire provençal-français embrassant les divers dialectes de la langue d'oc moderne (1878), en ligne sur Lexilogos.

04 fevereiro 2011

Laicidade, soberania e cultura crítica

Novo artigo da filósofa francesa Catherine Kintlzer sobre a laicidade, agora a respeito da relação entre laicidade, republicanismo e a escola. O original está disponível aqui.

* * *


Laïcité scolaire, souveraineté et culture critiquepar Catherine Kintzler
En ligne le 1er février 2011

Première question : pourquoi l'école est-elle un élément décisif dans la pensée laïque? Cela n'a rien d'évident. On comprend que les personnels de l'école publique soient astreints à la réserve dictée par le principe de laïcité, mais pourquoi les élèves devraient-ils eux aussi observer ce principe ? Cela suppose que l'école n'est pas un simple service destiné à des usagers. Deuxième question : l'école de la République est-elle faite pour la République ? La réponse est non : l'école publique, comme toutes les institutions républicaines, a pour seule fin la liberté. Troisième question : quel est le rapport entre les savoirs, dont l'apprentissage est contraignant, et la liberté ? La réponse est que les savoirs sont en eux-mêmes des objets libres et libérateurs pour les sujets qui les produisent ou se les approprient.
A la mémoire du professeur Claude Nicolet, grand historien de l'idée républicaine.
« Si la nature vous a donné des talents, vous pouvez les développer, et ils ne seront perdus ni pour vous, ni pour la patrie. »
Condorcet, Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique

Sommaire de l'article :
  1. Un bref rappel : principe de laïcité et liberté d'affichage
  2. Pourquoi l'école publique est-elle intégralement soumise au principe de laïcité ?
  3. L'école de la République est-elle faite pour la République ?
  4. Liberté et progressivité du savoir. Qu'est-ce qu'un savoir élémentaire ?
  5. Autonomie des savoirs et autonomie des esprits
  6. Notes

Pourquoi l'école est-elle au cœur de la question de la laïcité, pourquoi l'école est-elle un élément décisif dans la pensée laïque? Cela n'a rien d'évident. C'est même plutôt paradoxal.
Pour aborder cette question, je m’appuierai notamment sur une distinction proposée par Marie Perret dans son article « Comment défendre l'école publique aujourd’hui ? » : l'école comme institution et l'école comme concept.


1 - Un bref rappel : principe de laïcité et liberté d'affichage

On sait que l'école comme institution républicaine est concernée par le principe de laïcité : elle en est même un révélateur. Rappelons les affaires du voile dans les années 1990. Pour penser la laïcité scolaire, il faut en effet aller plus loin que la simple et apparemment nette distinction entre « espace public » et « espace privé » universellement reprise. Car si la notion d'espace privé est en général assez claire (c'est ce qui est soustrait au regard d'autrui – il vaudrait mieux parler d’espace intime), en revanche la notion d'espace public est ambivalente, elle peut désigner deux choses distinctes : le domaine de constitution, d'énonciation et de maintien du droit et des libertés (que j'appellerai domaine de l’autorité publique) ; elle peut désigner aussi les lieux de l'exercice public des droits et libertés, sous le regard d'autrui (espace civil ouvert au public).

Sans cette distinction, la laïcité perd son sens. La laïcité comme principe (c’est-à-dire la réserve, l’abstention ou le silence s’agissant des croyances et incroyances) ne vise en effet que le domaine participant de l'autorité publique. Ce principe de laïcité est un aveuglement qui se réfère à une conception de l’association politique : l'association politique et les droits qu'elle assure sont indépendants de toute conception religieuse, de toute croyance ou incroyance, de toute référence à un lien communautaire qui lui serait préalable. C'est un minimalisme : le lien politique ne doit son existence et sa possibilité qu'à sa propre pensée, il ne s'autorise d'aucun élément qui le transcende.

Ce que nous appelons le principe de laïcité est la traduction concrète de cet aveuglement et de ce minimalisme : il exige de la puissance publique l'abstention en matière de croyances et d'incroyances.
Le corollaire est que, si la puissance publique s'abstient en ces matières, l'espace civil et l'espace intime (privé) jouissent de la liberté d'exercer et de manifester croyances et incroyances, , dans le respect du droit commun opposable à tous. Il en résulte que les manifestations d'opinion (y compris religieuses) peuvent se déployer, pourvu qu'elles ne contrarient aucun autre droit, dans la société civile sous le regard d’autrui (par exemple : la rue, le métro, une boutique, un hall de gare..) et dans l’espace de la vie privée à l’abri du regard d’autrui.
Autrement dit, le régime de laïcité articule le principe de laïcité (ou encore principe de réserve) dans le domaine participant de l'autorité publique avec le principe de tolérance (ou encore de liberté de manifestation) dans l'espace civil public et privé (ou intime). [ Haut de la page ]


2 - Pourquoi l'école publique est-elle intégralement soumise au principe de laïcité ?

Une fois rappelés ces points fondamentaux, la question de la laïcité à l'école publique se présente alors sous une forme problématique qui a fait débat lors des différentes « affaires » de voile, de kippa, etc. Car on comprend bien que les personnels de l'école publique soient astreints à la réserve dictée par le principe de laïcité. Ce qui pose problème c'est l'inclusion des élèves dans le domaine de l'autorité publique, puisqu'on va leur demander d'observer eux aussi le principe de laïcité lorsqu'ils sont à l'école. Cela suppose que les élèves ne sont pas de simples usagers de l'école : ils sont, du point de vue de la laïcité, du même côté que les personnels, ils sont du côté de l'espace constituant du droit. En franchissant le seuil de l'école publique ils quittent non seulement leur espace intime mais aussi l'espace civil.

Je ne m’intéresserai pas aux arguments juridiques qui justifient cela, car je ne suis nullement juriste ; je me propose d’en donner une explication philosophique et pour cela, je recourrai à l'école comme concept. Car pour expliquer cette inclusion, il faut distinguer entre l'enfant et l'élève et s'engager dans une réflexion sur le fondement de la souveraineté politique républicaine.
Pourquoi considérer que les élèves sont partie prenante du domaine de l'autorité publique lorsqu'ils fréquentent l'école publique ? Ils ne sont pas à l'école pour consommer un service, ni pour accomplir une formalité administrative, même pas pour acquérir une formation : ils fréquentent l'école pour forger leur propre autorité, leur propre liberté, pour s'auto-constituer comme sujets du droit. L'horizon de l'école publique est la constitution d'un sujet qui s'approprie sa propre liberté et qui de ce fait est en état d'exercer son autorité politique. Même si tous ne deviendront pas nécessairement citoyens au plein sens du terme (l'école accueille tous les enfants, quelle que soit leur nationalité), tous doivent pouvoir l'être. Le lien entre l'école comme institution publique et la République a été pensé par la Révolution française, notamment par la théorie de l'instruction publique que Condorcet a développée dans ses Cinq Mémoires sur l'instruction publique. Il a été expressément pensé comme un lien politique, au sens où un peuple souverain ne peut exercer sa liberté que s'il est éclairé, sous peine de devenir son propre tyran – l'instruction publique est constitutive de la souveraineté républicaine.

On comprend alors que l'école n'est pas seulement un « service », ce n'est pas seulement un droit, une jouissance, c'est aussi un lieu producteur du droit, non pas au sens institutionnel (ce n’est pas un lieu législateur) mais au sens philosophique : c’est ici que les sujets du droit se constituent – on ne vient pas à l'école simplement pour jouir de son droit, mais pour l'instituer et pour l'instituer il faut s'en saisir, le comprendre. C'est un lieu radical, où prend racine l'autorité républicaine, ou plutôt l'autorité dont la République a besoin.[ Haut de la page ]


3 - L'école de la République est-elle faite pour la République ?

Si j'ai tenu à introduire cette nuance entre « autorité républicaine » et « autorité dont la République a besoin », c'est que cette réponse soulève à son tour une question.

En ce point, on pourrait en effet imaginer que l'Ecole de la République « fabrique » des citoyens à sa convenance, puisqu'elle est faite par la République et apparemment pour elle. Le lien politique institutionnel entre la République et « son » école pourrait conduire à une vision édifiante de l'enseignement : un endoctrinement. C’est du reste l’une des raisons pour lesquelles Condorcet a toujours soutenu qu’il faut un réseau privé d’enseignement parallèle au réseau public : l’instruction publique fait partie des institutions publiques nécessaires mais elle ne doit pas fonctionner en monopole.

Pour éclaircir cela, j'effectuerai un détour par un exemple historiquement fondateur. La question de la « formation du citoyen » et de l’orientation politique de l’instruction publique a en effet été abordée dans les très violents débats qui se déroulèrent durant la Révolution française, entre les partisans d'une « éducation nationale » d’inspiration tantôt militaire tantôt de style « patronage », orientée vers des buts politiques et moraux, et les partisans d'une « instruction publique » orientée principalement par les savoirs et leur développement.
Je me contente d'évoquer un point particulier de ce débat, qui est révélateur des relations entre institution éducative et institution politique. C'est le problème de la limite à donner l'institution de l'instruction publique (ou de l'éducation nationale). Il faut instruire les citoyens, certes, mais de quoi et surtout jusqu'où (jusqu’à quel niveau) doit-on financer des établissements publics ? Les institutions publiques doivent-elles couvrir l’intégralité de l’encyclopédie humaine ou bien doivent-elles être limitées et comment ? Les uns pensaient que cette limite devait être déterminée par une sorte de norme politique : selon eux, la nation devait financer ce qui est strictement nécessaire à l'exercice des droits et des devoirs. Les autres en revanche, faisant de l'individu et du développement de ses capacités le seul impératif et récusant tout objectif extérieur, pensaient que la nation devait déployer à ses dépens la totalité de l'encyclopédie accessible – y compris bien entendu le champ de la recherche fondamentale. J'ai étudié cela d'un peu plus près naguère dans un livre consacré à Condorcet (1), ce débat est très intéressant pour nous dans la mesure où il révèle bien la question de la nature de l'instruction et de son rapport à l'objet politique. Par certains aspects, il reprend les éléments du débat sur le luxe qui eut lieu au moment des Lumières. Il n'est pas non plus étranger à la question de la laïcité, ni à celle de la pédagogie.
Prolonger l'institution publique jusqu'à la fin de l'adolescence est un beau songe ; quelquefois nous l'avons rêvé délicieusement avec Platon ; quelquefois nous l'avons lu avec enthousiasme, réalisé dans les fastes de Lacédémone ; quelquefois nous en avons retrouvé l'insipide caricature dans nos collèges ; mais Platon ne faisait que des philosophes, Lycurgue ne faisait que des soldats, nos professeurs ne faisaient que des écoliers ; la République française, dont la splendeur consiste dans le commerce et l'agriculture, a besoin de faire des hommes de tous les états : alors ce n'est plus dans les écoles qu'il faut les renfermer, c'est dans les divers ateliers, c'est sur la surface des campagnes qu'il faut les répandre ; toute autre idée est une chimère qui, sous l'apparence trompeuse de la perfection, paralyserait des bras nécessaires, anéantirait l'industrie, amaigrirait le corps social, et bientôt en opérerait la dissolution.Michel Le Peletier de Saint-Fargeau, Plan d'éducation nationale (présenté à la Convention par Robespierre en juillet 1793)
Je reformulerai les termes de ce débat de façon sommaire par des catégories philosophiques. Régler l'extension de l'instruction publique sur un objectif qui lui est extérieur, c'est la placer sous un régime d'hétéronomie : elle trouve sa loi ailleurs qu'en elle-même. La régler au contraire sur le développement intrinsèque de l'encyclopédie, c'est la placer sous le régime de l'autonomie. On voit tout de suite les conséquences si on s'interroge sur la recherche scientifique : une recherche orientée par des impératifs extérieurs d’urgence ou d’utilité est asservie, on y abandonne la recherche fondamentale et finalement elle révèle sa fragilité. Aujourd’hui on s’aperçoit par exemple que la recherche sur les méduses, considérée comme quelque chose de totalement marginal et peu profitable il y a encore peu de temps, est de la plus grande utilité depuis que nos côtes sont envahies.
Mais s’agissant de l’école, y compris et surtout au niveau élémentaire, les conséquences ne sont pas moins importantes. [ Haut de la page ]


4 - Liberté et progressivité du savoir. Qu'est-ce qu'un savoir élémentaire ?

Lorsque Condorcet présente son projet d’instruction publique, il le fait en articulant conjointement la question de l’autonomie des savoirs et celle du citoyen : autrement dit, c’est de la liberté qu’il s’agit. Partisan de l'extension maximale de l'instruction publique et de sa continuité, il pose clairement la question des commencements et de l'élémentarité du savoir dispensé par celle-ci. Il la pose toujours en des termes qui conjuguent le concept de liberté et le concept de progressivité du savoir.
[…] l'indépendance de l'instruction fait en quelque sorte une partie des droits de l'espèce humaine. Puisque l'homme a reçu de la nature une perfectibilité dont les bornes inconnues s'étendent, si même elles existent, bien au-delà de ce que nous pouvons concevoir encore, puisque la connaissance des vérités nouvelles est pour lui le seul moyen de développer cette heureuse faculté, source de son bonheur et de sa gloire, quelle puissance pourrait avoir le droit de lui dire : Voilà ce qu'il faut que vous sachiez ; voilà le terme où vous devez vous arrêter ? Puisque la vérité seule est utile, puisque toute erreur est un mal, de quel droit un pouvoir, quel qu'il fût, oserait-il déterminer où est la vérité, où se trouve l'erreur ?Condorcet, Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique (avril 1792)

L'art de l'instruction consiste à présenter toutes les circonstances humaines ordonnées dans un système général et correspondant, selon leur nature et leur développement graduel, qui doit s'étendre autant que les progrès de l'esprit humain.C'est entre ces deux échelles de nos connaissances et de nos besoins, que les citoyens de tout âge et des deux sexes, exerçant les forces qu'ils ont reçues de la nature, et avançant librement et graduellement, pourront à chaque pas, acquérir, d'un côté, de nouvelles forces intellectuelles et physiques, pour les appliquer, de l'autre à leur utilité propre ou à l'utilité publique.Le degré où chacun s'arrêtera dans cette carrière sera celui que la nature marqua elle-même dans ses facultés comme le terme de ses efforts. Tout autre obstacle serait un attentat au droit de tout citoyen, d'acquérir toutes les perfections dont il est susceptible.Gilbert Romme, Rapport sur l’instruction publique (décembre 1792)
Un savoir élémentaire doit se suffire à lui-même pour fournir l’indépendance intellectuelle à un individu, mais il doit aussi rester ouvert et donner les clés d'accès à un savoir plus étendu : il permet à ceux qui se l'approprient de construire leur propre liberté et d’aller jusqu’au bout de leurs possibilités. La liberté s’entend ici dans ses deux sens philosophiques : le sens formel (l’indépendance) et le sens ontologique (la plénitude d’un être). La question de la liberté est liée à celle d'un dispositif progressif des savoirs dont l'ordre raisonné est le modèle (faire en sorte que chaque proposition, chaque étape, soit rendue intelligible par celle qui la précède et donne accès à celle qui la suit). On enseignera donc à l'école élémentaire, non pas des « modules » destinés à une efficacité immédiate permettant de « se débrouiller » dans la société (modules qui risquent de perdre leur prétendue utilité très vite), ni des « compétences » qui ne présentent aucune garantie d'ouverture et de libéralité épistémologique, encore moins des « comportements » ou un « savoir-être » qui ne sont rien d'autre que le nom soft du dressage, mais des éléments qui permettent de réfléchir en toutes circonstances pour juger et de s'approprier, si l'on poursuit, un maximum de connaissances.

Cela ne veut pas dire que tout le monde pourra poursuivre la totalité du cycle des études disponibles, mais que l'instruction élémentaire doit à la fois construire l'autonomie de celui qui l'acquiert et être la base d'une instruction plus étendue : ce « à la fois » n'est pas un compromis, c'est une identité. Une instruction vraiment élémentaire et libératrice c'est celle qui peut donner accès à l'ensemble de l'encyclopédie. Un enseignement élémentaire ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sur le dispositif encyclopédique.
En formant le plan de ces études comme si elles devaient être les seules, et pour qu’elles suffisent à la généralité des citoyens, on les a cependant combinées de manière qu’elles puissent servir de base à des études plus prolongées, et que rien du temps employé à les suivre ne soit perdu pour le reste de l’instruction.Condorcet, Second Mémoire sur l’instruction publique (1791).

[…] nous espérons qu’on y verra le triple avantage de renfermer les connaissances les plus nécessaires, de former l’intelligence en donnant des idées justes, en exerçant la mémoire et le raisonnement, enfin de mettre en état de suivre une instruction plus étendue et plus complète.Ibid.
Dès 1791, Talleyrand avait énoncé ce croisement entre la liberté de l'objet épistémologique et la liberté politique par une magnifique formule :
[…] dans une société bien organisée, quoique personne ne puisse parvenir à tout savoir, il faut néanmoins qu'il soit possible de tout apprendre.Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, Rapport sur l'instruction publique (1791)
Cela n’est pas indifférent non plus au sujet des méthodes : une pédagogie républicaine s’adresse prioritairement à la raison de chacun, elle écarte l’appel à l’affectivité, à la séduction, à la crainte, à la seule utilité, elle considère que l’intérêt ne précède pas ce qu’on apprend, mais qu’il en résulte (2). On n'apprend pas les nombres parce que c'est utile pour compter, mais en apprenant les nombres, on se rend compte, outre que c'est utile pour compter, que c'est intéressant en soi.

Voilà, entre autres, pourquoi l’enfant n’est pas l’objet principal de l’école, l’école fait en sorte que l’enfant s’extraie de sa condition infantile, prenne distance avec ce qu’il est en vertu de déterminations qui lui échappent et s’élève, prenne intérêt à des choses et des opérations qui sollicitent et construisent son autonomie.
Voilà aussi pourquoi le choix entre une pédagogie sur objectif et sur compétences (« être capable de ») qui se règle sur des normes extrinsèques au processus de la connaissance et une pédagogie sur programme (« avoir compris pourquoi, avoir pris possession de ») qui se règle sur la libéralité de ce processus, est loin d’être neutre. Je suis capable de bricoler une page html, mais je n’ai pas vraiment compris comment et pourquoi cela fonctionne ; ici ma liberté est une liberté d’habileté, c'est la liberté du petit Hermès qui arrive à force de se tortiller à se débarrasser de ses langes. La véritable liberté commence ensuite, c'est celle d’un dieu, un dieu producteur, c'est une liberté génératrice – quand je comprends ce que je pense et ce que je fais, personne ne m'impose quoi que ce soit, je suis l'auteur de mes actes et de mes pensées. En philosophie on parlerait d’une ontologie de la liberté. La finalité de l’école républicaine, c’est cette liberté ontologique. L’autonomie des savoirs est isomorphe à celle des sujets qui produisent ou s’approprient ces savoirs. [ Haut de la page ]


5 - Autonomie des savoirs et autonomie des esprits

En réalité, du point de vue philosophique, cela n'est pas bien nouveau. On n’a pas attendu la pensée de la laïcité pour se rendre compte que l’autonomie des savoirs est conjointe à l’autonomie de chaque esprit produisant ou s’appropriant ces savoirs. En fait la philosophie l’a toujours su. Platon nous l’a appris, Descartes l’a reformulé avec la plus grande force, Spinoza lui a donné sa dimension ontologique absolue, Hegel l’a porté à la dimension d’une gigantesque fresque géo-historique, Bachelard a développé le paradigme scolaire comme paradigme de la formation de l’esprit scientifique, et Molière en a souligné la grandeur un peu ridicule dans Le Bourgeois gentilhomme, II, 4 et III, 3.

Ce qui est nouveau dans l'invention révolutionnaire de l'instruction publique, c'est que cette dimension de coïncidence philosophique entre l'appropriation personnelle des savoirs et la constitution du sujet dans son autonomie reçoit une traduction institutionnelle et universelle, s'adressant à tous sans exception, sous la forme de l'instruction publique.
L'instruction publique donne par là une forme institutionnelle à ce qui est le fondement de l'association politique laïque. Une association politique laïque pourrait se définir par le fait qu'elle ne recourt jamais, pour se légitimer, à une extériorité : aucune transcendance, aucun lien préexistant (qu'il soit coutumier, ethnique, religieux) ne soutient cette association ou ne lui fournit un modèle. L'association politique laïque est auto-fondatrice, comme est auto-fondatrice la construction et l'acquisition de la connaissance. En d'autres termes, son fondement suppose en chaque citoyen le fonctionnement d'un jugement raisonné.

Je peux m'associer à d'autres et consentir à obéir aux lois qu'ils jugeront nécessaires seulement si j'ai de bonnes raisons de penser qu'ils jugent raisonnablement et que rien dans leurs décisions ne portera atteinte à mes droits : l’association ne repose pas sur un acte de confiance, elle ne repose pas sur un enthousiasme ni sur un contrat, mais sur un fonctionnement critique continué. La formation du jugement raisonné suppose un parcours critique, à l'épreuve des doutes et de l'argumentation, capable de juger et capable aussi de mesurer son propre pouvoir de réflexion : c'est l'opposé d'une adhésion à des valeurs, qui réclament une sorte de foi et qui peuvent fluctuer selon un dispositif affectif. Et le « vivre-ensemble » n'est pas un préalable pour l'association : c'est parce que l'association politique assure d'abord le « vivre-séparément » dans la liberté et la sécurité qu'elle peut assurer le vivre-ensemble.

J'en conclus qu'une République n'a pas de valeurs au sens courant que nous donnons à ce terme ; elle produit des principes par l'exercice critique du jugement et en sollicitant celui-ci en chaque citoyen. C'est à cette production incessante, à cette création continuée que les principes républicains doivent à la fois leur solidité et leur fragilité. A nous de faire en sorte qu'ils soient solides.
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© Catherine Kintzler, Mezetulle 2011

Notes [cliquer ici pour fermer la fenêtre et revenir à l'appel de note]
  1. Catherine Kintzler, Condorcet, l'instruction publique et la naissance du citoyen, Paris : Folio-Essais, 1987 (2e édition).
  2. Expression empruntée à Jacques Muglioni L'Ecole ou le loisir de penser, Paris : CNDP, 1993, chapitre « La leçon de philosophie », texte également accessible en ligne. Un exemple : pour enseigner ce qu’est un cercle, on ne s’en tiendra pas à une observation d’objets ronds, de pastilles colorées ; on se demandera comment cette circonférence est produite ; on commencera par rater cette production en la tentant à main levée, puis on prendra une ficelle qu’on fixera à un clou et on attachera un crayon à l’autre extrémité, on tracera alors un véritable cercle, avec son mode de production, on l’engendrera, on remontera à l’un de ses principes d’intelligibilité. Ce qui est intéressant, ce n’est pas de s’ébahir devant un disque, c’est de s’emparer de ce qui fait sa rotondité… ce n’est pas d’exhiber un objet parfait ou une proposition vraie, mais de voir pourquoi un objet est imparfait et de voir pourquoi on s’y est mal pris, de voir pourquoi on s’était trompé, de comprendre pourquoi on n’avait pas compris. C’est ce moment de l’erreur comprise et rectifiée – rectifiée parce que comprise - qui est libérateur et qui conduit vers des sommets.